Les Conjurés De Pierre
portait son habit du dimanche confectionné dans une belle étoffe. Quant à Agnès, sa femme, usée par la vie fatiguante qu’elle menait, elle paraissait plus vieille bien qu’elle ait le même âge que lui. Certains jours, elle se paraît de ses plus beaux atours ressemblant à ces nombreuses veuves de marchands qu’abritaient Ulm.
À cette époque, le pays comptait plus de femmes que d’hommes. Ulm en était une illustration particulièrement frappante. Les guerres, les croisades, les accidents de travail, avaient décimé une grande partie de la gent masculine. De surcroît, les marchands et les artisans s’absentaient parfois durant des mois voire des années, laissant sur place leur femme et leurs enfants.
Bernward, en revanche, menait une vie plutôt paisible. Sa profession ne l’éloignait guère de plus d’une lieue de chez lui. Il pêchait en aval sur le fleuve, à l’endroit où les tanneurs rejetaient dans les eaux leurs déchets particulièrement appréciés des poissons-chats et des saumons de rivière. Bernward et Agnès n’ayant pas de fils – Dieu leur ayant même refusé une fille – traitèrent Afra comme leur propre enfant.
Jamais Afra ne s’était sentie mieux, bien que son travail l’occupât du matin au soir. Par tous les temps, qu’il vente, qu’il pleuve, qu’il gèle, Afra était sur le marché, devant l’hôtel de ville, à partir de six heures et vendait les poissons que Bernward avait pêchés durant la nuit. Le salage des poissons dans les gros tonneaux n’était pas une besogne agréable. Il fallait les couvrir de gros sel qui lui crevassait et lui brûlait les mains.
Dans ces moments-là, Afra regrettait qu’Agnès n’ait pas épousé un joaillier ou au moins un drapier.
Cela faisait des années que le pays subissait des vagues de froid polaire. Des vents glacials soufflaient constamment du nord. Le soleil ne faisait que de brèves et rares apparitions. Des semaines durant, de gros nuages bas et sombres plombaient le ciel. Les prédicateurs itinérants annonçaient – pour la ixième fois – l’imminence de la fin du monde.
Sur les rives du Rhin et du Main, les vignes dépérissaient et les poissons s’étaient retirés dans les fonds profonds des rivières. Parfois, Bernward ne revenait à la maison qu’avec un malheureux brochet maigrichon et deux carpes bourrés d’arêtes.
Un jour, Bernward finit par se rendre sur la place de la cathédrale pour chercher un travail qui pourrait améliorer ses conditions de vie.
L’église était en construction depuis trente ans ; le conseil de la ville et la riche bourgeoisie avaient décidé d’édifier une cathédrale plus haute et plus vaste que toutes celles existantes, soi-disant pour la plus grande gloire de Dieu, mais surtout, en fait, pour faire étalage de leur aisance et de leur richesse.
Depuis le début de la construction, ils essuyaient les sarcasmes et les railleries de la population, car l’édifice montait de jour en jour sans que la ville ait pour autant un évêque.
Des milliers d’ouvriers s’activaient sur le chantier. Beaucoup venaient de très loin, de France et d’Italie, où ils avaient déjà participé à l’édification de grandes cathédrales dans le style nouveau.
Il était midi, l’heure où les maçons et les charpentiers, les tailleurs de pierre et les monteurs d’échafaudage traînassaient, transis de froid, sur le parvis en mangeant des quignons de pain et en buvant chacun à leur tour de l’eau dans une grosse cruche à bec de canard, qui circulait rapidement de main en main.
Des chiens et des chats rodaient autour d’eux, cherchant à glaner d’éventuels restes.
Les relations entre ces hommes, à qui incombait la lourde tâche de construire la plus belle et la plus majestueuse cathédrale des cathédrales, étaient particulièrement tendues.
Bernward s’adressa donc à l’architecte, Ulrich von Ensingen, pour lui proposer de restaurer ses ouvriers en contrepartie d’une modeste rétribution. L’idée plut à maître Ulrich qui était tout à fait conscient qu’un maçon affamé ne peut construire un mur droit et qu’un charpentier assoiffé ne met en place que des poutres torses. C’est ainsi que Bernward obtint, pour ainsi dire sur l’heure, une mission le mettant à l’abri du besoin jusqu’à la fin de ses jours, puisque la construction d’une cathédrale s’étendait sur plus d’une génération.
Sur le côté nord de la façade, où
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