Les Conjurés De Pierre
ses plans. Il doit être fou, se dit-elle, seul un fou pouvait être capable de concevoir une œuvre d’une telle envergure.
Afra tripotait nerveusement son tablier.
— Pardonnez ma curiosité mais je voulais voir de mes propres yeux le visage de celui qui peut imaginer une chose pareille, finit-elle par dire.
Maître Ulrich fit une grimace. Il trouvait la conversation ennuyeuse et ne prenait pas la peine de dissimuler son agacement.
— Bon alors maintenant, tu as vu ce que tu souhaitais.
— Oui, répondit Afra. On raconte tellement de choses étranges à votre sujet. Il y a même des ouvriers qui prétendent que vous n’existez pas vraiment. Vous rendez-vous compte, maître Ulrich ? Ils sont persuadés que le diable en personne a dessiné tous les plans.
Un bref sourire éclaira le visage d’Ulrich. Une seconde après, il s’était ressaisi et affichait à nouveau une mine renfrognée.
— Et c’est pour me dire cela que tu viens me déranger dans mon travail ? maugréa-t-il. a u fait, comment t’appelles-tu ?
— Afra, maître Ulrich.
— Bien, alors Afra, dit-il en levant les yeux, maintenant que tu as vu le démon en personne, tu peux t’en aller.
Au moment où il prononçait ces mots, il se pencha par-dessus la table et prit presque une attitude menaçante.
Afra obtempéra sans dire un mot, mais elle fut profondément vexée d’avoir été congédiée de manière aussi grossière. La descente de l’échafaudage, à peine éclairé par la lune, s’avéra beaucoup plus pénible que la montée. Quand elle posa le pied sur la terre ferme, elle se sentit soulagée.
Sa rencontre avec Ulrich l’avait profondément marquée. Il avait quelque chose de noble et d’original qui l’impressionnait, mais aussi quelque chose de mystérieux qui la fascinait. Elle se surprit, dans les jours qui suivirent, à lever les yeux plusieurs fois par jour vers la baraque et à promener son regard sur les échafaudages sans jamais, néanmoins, l’apercevoir.
Jusqu’à présent, elle ne s’était guère vraiment intéressée aux travaux. À partir de là, elle les regarda d’un autre œil. Au moins une fois par jour, elle faisait le tour de la nef en construction, prenant note des modifications apportées depuis la veille.
Afra découvrait qu’il y avait dans la vie des choses bien plus intéressantes que celles qui l’avaient préoccupée jusqu’à présent.
Un soir, deux semaines environ après cette rencontre, Afra quitta tardivement la cantine. Au moment précis où elle traversait la place de la cathédrale pour regagner le quartier des pécheurs, elle croisa deux silhouettes louches, ce qui n’avait en soi rien de surprenant, car Ulm était fréquentée par toutes sortes de canailles que l’immense chantier attirait. L’accoutrement de ces deux-là ne lui inspirait pas confiance. Bien qu’il ne fît pas froid, ils portaient de grands frocs sombres et dissimulaient leurs visages sous des capuches. Afra se cacha sous le porche d’une maison et les observa discrètement. Elle les vit se diriger vers le chantier. Cela ne présageait rien de bon. Ils montèrent dans les échafaudages et s’introduisirent dans la baraque de maître Ulrich. Afra était intriguée : quelle pouvait bien être la raison d’une visite aussi tardive ? Elle ne voyait pas d’explication.
Alors qu’elle était encore absorbée dans ses réflexions, elle vit réapparaître les deux hommes sur l’échafaudage. Ils semblaient maintenant pressés. Au lieu de descendre prudemment les barreaux un à un, ils se laissèrent glisser sur les échelles, traversèrent la place et s’engouffrèrent dans la Hirschgasse en jetant des regards à droite et à gauche, comme des voleurs qui redoutent d’être vus. Elle chercha en vain la sentinelle surveillant le chantier. Que devait-elle faire ?
Après toutes les épreuves qu’elle avait endurées, il se pouvait bien qu’elle se fasse des idées et qu’elle soit devenue trop méfiante. Chaque capuche sombre ne dissimulait pas nécessairement un malfrat. Néanmoins, comment expliquer que deux silhouettes emmitouflées aient gravi en pleine nuit l’échafaudage et se soient introduites dans la baraque, puis soient redescendues aussi précipitamment ? Afra demeura un instant songeuse en se remémorant sa précédente montée et surtout sa laborieuse descente.
Mais trouvant la situation inquiétante, elle ne tergiversa pas plus longuement et décida de
Weitere Kostenlose Bücher