Les Conjurés De Pierre
la construction était déjà bien avancée, les charpentiers construisirent une baraque de planches qui servirait désormais de cantine. Les maçons installèrent un four avec six foyers. Quant à l’aménagement intérieur, ce fut la corporation des menuisiers qui se chargea de fournir les tables et les bancs. Agnès, l’épouse de Bernward, prit les fourneaux en mains.
Elle confectionnait la plupart du temps de grosses soupes bien nourrissantes, évidemment à base de déchets de poissons auxquels elle ajoutait des haricots et des légumes fortement épicés, que tous appréciaient. Certains jours, quand le vent soufflait du sud, les odeurs alléchantes de sa cuisine se propageaient jusqu’à la Büchsengasse.
Mais la grande attraction de la cantine du chantier était la serveuse, Afra, qui trouvait toujours le ton juste pour s’adresser à ces compagnons frustes, qui ne s’offusquait pas lorsqu’un charpentier – parmi les ouvriers fréquentant les lieux, les charpentiers étaient de loin les plus effrontés – lui pinçait joyeusement les fesses.
Les tournées de bière brune légère offertes gracieusement, mais à titre exceptionnel par le conseil des bourgeois, détendaient l’atmosphère – le tout prétendument à la gloire de Dieu.
Bernward, connaissant bien entendu les charmes qu’exerçait sa serveuse sur son entourage, ne perdait pas de vue son intérêt lorsqu’il lui achetait de beaux vêtements, faits dans des étoffes rapportées par des marchands italiens. Il lui donnait, en prime, un salaire qu’elle mettait de côté sans dépenser le moindre sou.
Bien qu’elle frayât au milieu d’ouvriers, elle savait très peu de choses sur le travail qu’ils effectuaient. Il se produisait parfois des phénomènes étranges, dont personne ne voulait parler. Les corporations se vouaient, semble-t-il, une haine féroce entre elles.
Les tailleurs de pierre détestaient les maçons, les charpentiers maudissaient les poseurs de poutres. Les tailleurs et les charpentiers gravaient des signes particuliers sur les pierres et les poutres : des triangles et des carrés, des nœuds et des spirales que seuls les initiés comprenaient. Ils utilisaient de curieux instruments, des équerres, des compas et des rapporteurs marqués de trois cent soixante petits traits ainsi qu’un petit instrument avec une aiguille tournant sur un axe.
Mais le plus surprenant était encore ces engins servant à hisser les matériaux, ces écureuils en bois à l’intérieur desquels des femmes et des enfants couraient pour les faire tourner, la rotation actionnant les cordes.
Ces machines de levage, dont la flèche touchait parfois le sol, soulevaient les pierres à des hauteurs vertigineuses et grinçaient sous le poids de ces fortes charges. La nef de l’église surplombait déjà largement tous les autres bâtiments de la ville. Mais il manquait encore le vaisseau car, dès qu’Ulrich von Ensingen avait atteint la hauteur prévue, il recevait l’ordre d’ajouter à l’édifice un étage supplémentaire.
La nef était encore à l’air libre, treillagée d’un étonnant filet de cordes tendues, formant une immense toile d’araignée à la croisée du transept qui découpait le ciel en figures géométriques.
L’auteur de ce drôle de décor n’était autre que maître Ulrich qui restait aussi inaccessible qu’un ermite.
Les très rares personnes ayant réussi à le voir le tenaient pour un original. Le matin très tôt et le soir très tard, on voyait sa silhouette, à peine reconnaissable d’en bas, roder sur le chantier et, au sommet des échafaudages, on entendait le bruit de ses pas.
Ulrich von Ensingen transmettait ses ordres exclusivement aux contremaîtres de chaque corporation qui devaient, à chaque fois, grimper pour recevoir ses consignes, tout en haut de l’échafaudage, devant le portail principal.
C’est là que maître Ulrich, installé dans une petite baraque en bois, concevait ses plans et les dessinait, sans jamais perdre de vue qu’il devait édifier la plus haute cathédrale que l’homme ait jamais construite.
Quand Afra en avait le temps, elle observait les progrès inquiétants des travaux. Il lui paraissait inconcevable que des hommes puissent construire aussi simplement de leurs mains une telle montagne de pierres, que des murs et des piliers puissent se dresser dans les airs sans que rien ne vienne, apparemment, les soutenir et qu’ils puissent défier sans dommage
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