Les Conjurés De Pierre
diable. Mais je n’ai pas le choix, il ne me reste plus que celle-là.
— Je suis désolée. Que vous est-il arrivé ?
Le manchot tendit le reste de son bras droit coupé à la hauteur du coude qui présentait un moignon difforme.
— Voilà ce qu’il arrive quand quelqu’un fait un usage personnel des deniers de l’ é glise !
— Vous voulez dire…
Le mendiant acquiesça.
— Quand le temps change, ça me fait encore mal aujourd’hui.
— Qu’as-tu volé ? lui demanda Afra par simple curiosité, alors qu’ils s’engageaient dans la Bruderhofgasse.
— Si je vous dis la vérité, vous n’allez pas me croire et vous me mépriserez.
— Pourquoi, le devrais-je ?
Afra et le mendiant marchèrent un moment côte à côte.
Ce curieux tandem éveillait la méfiance des badauds, mais Afra ne s’en souciait guère.
— Je me suis servi dans les troncs d’une église, finit par avouer subitement le mendiant.
Comme Afra n’affichait aucune réaction, il poursuivit :
— J’étais doyen du chapitre de Saint-Thomas, la fonction n’est guère lucrative. Un jour, une jeune femme, beaucoup plus jeune que moi, me demanda de l’aide. Elle venait de mettre au monde un enfant conçu avec un ecclésiastique de ma communauté. La jeune femme avait perdu son travail à la suite de cette naissance. Elle et son enfant crevaient la misère. N’ayant personnellement que très peu d’argent, je me suis servi dans les troncs pour la secourir.
Afra eut un hochement de stupeur. Cette histoire la touchait au plus profond d’elle-même.
— Qu’est-il arrivé ensuite ?
— On m’avait vu, et je fus dénoncé précisément par l’homme qui avait mis enceinte la jeune femme. Pour épargner la mère, j’ai tu les motifs qui m’avaient poussé à agir. De toute manière, on ne m’aurait pas cru.
— Et l’ecclésiastique ?
Le mendiant eut du mal à répondre :
— Il a pris ma place comme doyen du chapitre de Saint-Thomas. On m’a démis de mes fonctions parce qu’un curé ne peut dispenser de sacrements avec la main gauche. Quant à la droite, elle a fini dans les eaux de l’Ill jetée du Pont aux Supplices.
Afra se sentait mal en arrivant devant la maison de la Bruderhofgasse.
— Attendez ici, lui dit-elle.
Elle disparut à l’intérieur pour revenir un instant plus tard.
— Redonnez-moi le sou, dit-elle avec un manque d’assurance dans la voix.
Le mendiant sortit la pièce de sa poche et la tendit à Afra sans une hésitation.
— Je savais que vous ne me croiriez pas, dit-il tristement.
Afra prit la pièce d’une main et, de l’autre, lui en tendit une autre.
Le mendiant ne comprenait rien. Il regarda désappointé le creux de sa main.
— Mais c’est un demi-florin ! Par la Sainte Vierge Marie, vous avez perdu la tête ?
— Absolument pas, répliqua Afra, non, absolument pas.
Le récit du mendiant avait rappelé à Afra sa propre histoire. Toutes ces dernières années, elle avait refoulé les images du pauvre petit paquet de chiffons suspendu aux branches du sapin en cherchant à se persuader qu’il s’était agi d’un mauvais rêve. Elle n’avait jamais parlé à Ulrich de la naissance de cet enfant.
Subitement, le passé lui remontait à la mémoire, son accouchement au pied de l’arbre, le petit paquet de chair vivante tombé sur la mousse, le sang qu’elle avait essuyé dans sa chemise déchirée, les pleurs du nouveau-né qui résonnaient dans la forêt. Qu’était-il advenu du petit garçon ? Avait-il survécu ? Avait-il été dévoré par des animaux sauvages ? Elle avait la conscience rongée de remords.
Sur ces entrefaites, la nuit était tombée et Afra monta dans sa chambre au premier étage. Le bruit des fêtards qui, à cette heure, commençaient à revivre, montait de la rue. Elle laissa couler ses larmes et la douleur, qui la torturait, céda petit à petit.
S’il était encore en vie, l’enfant aurait dix ans aujourd’hui. Un beau petit garçon vêtu de beaux habits ? Un valet dépravé à la solde d’un bailli ?
Ou un gamin déguenillé mendiant un morceau de pain de porte en porte ? Afra se dit qu’elle serait incapable de reconnaître son propre fils si leurs chemins se croisaient.
Comment avait-elle pu faire une chose pareille ?
Abandonnée à son chagrin et à sa mélancolie, elle entendit un bruit. Imaginant que c’était Ulrich qui rentrait, elle s’empressa d’essuyer ses larmes et
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