Les Conjurés De Pierre
réfléchissait, quand, soudain, sans relever les yeux, elle s’exclama :
— La cathédrale d’Ulm n’a qu’une flèche. Pourquoi les bourgeois de Strasbourg ne se contenteraient-ils pas d’une seule flèche ?
Maître Ulrich secoua la tête :
— Mes plans précédents font figurer deux tours sur la façade occidentale. C’est une question d’harmonie. La cathédrale de Strasbourg avec une seule tour ressemblerait à l’affreux géant Polyphème avec son unique œil.
— Ulrich, tu exagères !
— Absolument pas. Il m’arrive de penser qu’une malédiction pèse sur cette ville. Et en particulier sur moi.
— Tu ne dois pas dire cela.
— C’est pourtant la vérité.
Trois jours durant, Ulrich garda ce secret pour lui. Il ne parlait plus, ne mangeait plus. Son état inquiétait Afra. Du matin jusque très tard dans la nuit, il cherchait le moyen de préserver l’équilibre harmonieux de la construction. Au quatrième jour, comme le comportement d’Ulrich ne s’était pas modifié et qu’il avait quitté la maison sans un mot, Afra se rendit sur le chantier.
— Tu dois informer Michel Mansfeld que tu es dans l’impossibilité de réaliser les projets tels que tu les avais conçus. Il n’y a aucune honte à cela. Si tu le souhaites, je t’accompagne.
Ulrich se leva d’un bond en lançant sa craie contre le mur et s’écria hurlant :
— Tu m’as déjà une fois humilié en allant le voir sans m’en avoir averti. Crois-tu que je sois incapable de m’expliquer avec ce grand personnage ?
Afra fut saisie de frayeur. Elle n’avait encore jamais vu Ulrich dans un tel état. La situation n’était certainement pas agréable pour lui. Mais pourquoi déchargeait-il toute sa colère sur elle ? Ils avaient vécu ensemble des moments beaucoup plus difficiles. Afra se sentait blessée.
Ulrich, furieux, s’empara de ses plans et abandonna Afra dans le bureau de chantier. Elle sentit les larmes sourdre sous ses paupières. Comment Ulrich pouvait-il se métamorphoser à ce point ? Soudain, elle eut peur, peur de l’avenir.
En rentrant chez elle, Afra voyait les pignons étroits des hautes maisons vaciller devant ses yeux. Elle se mit à courir. Personne ne devait voir qu’elle pleurait. Au comble du désarroi, elle ne savait même plus dans quelle direction elle avançait. Dans la Predigergasse non loin du couvent des dominicains, elle ralentit le pas pour essayer de se repérer. À cet instant précis, elle croisa un mendiant manchot qui, ayant remarqué qu’elle était perdue, lui dit en passant à ses côtés :
— Vous avez perdu votre chemin, belle dame ? à votre mise, on voit bien que vous n’êtes pas du quartier.
Elle essuya du revers de sa manche les larmes qui roulaient sur ses joues.
— Tu connais le quartier ? lui demanda-t-elle.
— Un peu. Dites-moi où vous voulez aller. Certainement pas dans la Judengasse ou dans la Brandgasse.
Afra comprit ce qu’il sous-entendait. Les rues dans lesquelles elle s’était fourvoyée n’étaient pas situées dans les beaux quartiers.
— Dans la Bruderhofgasse, répondit-elle hâtivement.
— Oui, c’est plus votre genre.
— Alors, dites-moi par où passer ! s’impatienta Afra en toisant le manchot d’un air hautain.
Contrairement à la plupart des mendiants traînant sur le parvis de la cathédrale ou autour des couvents de s aint-Arbogast, de s ainte-Élisabeth ou encore de s ainte-Claire sur le marché aux chevaux, le manchot ne faisait pas une si pitoyable impression.
Si les manches de sa tunique étaient en lambeaux, l’étoffe était de bonne qualité et la coupe à la mode. À le voir ainsi, on devinait qu’il avait dû connaître des temps meilleurs.
— Si vous n’avez pas honte de me suivre, dit le mendiant en baissant les yeux, je vous montre le chemin. Vous pouvez garder vos distances.
Imaginant que le vieux voulait gagner un peu d’argent, Afra sortit de sa ceinture un sou qu’elle lui tendit.
Il s’inclina en s’excusant :
— Pardonnez si je vous tends la main gauche, mais j’ai perdu la droite.
— Tu n’as pas besoin de t’excuser, répliqua Afra.
Quand il s’était penché pour la remercier, elle avait compris, au duvet de son crâne portant encore la marque de la tonsure, que cet homme était un ancien moine. Le personnage était assez mystérieux.
— Je dis cela juste parce que la plupart des gens considèrent la main gauche comme l’instrument du
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