Les Conjurés De Pierre
pouvait même voir l’intérieur des conduits de cheminée. Les premières cigognes étaient déjà revenues de leurs quartiers d’hiver et s’affairaient à construire leurs nids sur les toits les plus élevés.
Au loin, par-dessus la nef de la cathédrale, on apercevait la vallée verdoyante du Rhin où le grand fleuve miroitait au soleil.
Ulrich tapota sur l’épaule d’Afra. Il avait accroché le fil à plomb à la planchette de bois, comme un hameçon à une ligne, et le laissait pendre dans le vide à l’extérieur, côté sud, par-dessus le garde-fou. Il laissa filer la cordelette entre ses doigts jusqu’à ce que le poids touche le sol en bas.
— Voilà, c’est parfait ! dit-il satisfait en fixant le fil à la balustrade. Puis, se tournant vers Afra : fais attention à ce que le fil ne glisse pas sur le côté. Il suffirait d’un centimètre pour que toutes mes mesures soient fausses.
Puis il redescendit tout en bas sur la place devant le porche principal.
En l’espace de quelques instants, un attroupement s’était formé. Les gens intrigués observaient l’étrange manœuvre. Le bruit avait vite couru que maître Ulrich von Ensingen avait pris la suite de Werinher Bott, cet architecte prétentieux que les Strasbourgeois n’appréciaient guère.
De surcroît, l’homme buvait et passait pour un coureur de jupons, ce qui lui valait quelques ennemis. Le nouvel architecte gagna donc d’emblée la sympathie des gens et surtout celle du peuple.
La construction de la cathédrale divisait les Strasbourgeois en quatre clans qui se querellaient comme chien et chat : d’un côté, Michel Mansfeld qui pouvait compter sur l’appui du peuple.
De l’autre, ses acolytes soutenus par la grande bourgeoisie qui, comme de coutume, tirait son pouvoir de son argent. Venait ensuite le clan du chapitre de la cathédrale réunissant un peu plus d’une trentaine de personnalités.
Toutes pouvaient prouver, soit par la branche maternelle ou paternelle, leurs titres de prince ou de comte en remontant sur quatorze générations. Mais toutes se fichaient complètement de la doctrine de l’Église. Leur fortune et leur influence étaient aussi importantes que celles de la grande bourgeoisie. Le peuple leur avait trouvé un surnom : le clan de la noblesse fainéante. Enfin, il y avait le clan de l’évêque, détesté de tous, fauché, partisan du pape, dont il ne fallait pas sous-estimer l’influence et surtout la perfidie.
Le nouvel architecte, jouissant des faveurs du peuple et de l’évêque, ne manqua pas d’attirer l’antipathie des deux autres clans.
Maître Ulrich traversa la place avec un morceau de bois en forme de croix tronquée d’un bras.
À une distance approximativement égale à la moitié de la hauteur de la façade occidentale, il tendit à la verticale son instrument de mesure en l’alignant sur la cordelette du fil à plomb.
Point n’était besoin d’un niveau pour constater que toutes les lignes verticales sur le côté droit formaient un angle avec le fil à plomb.
Malgré la lente oscillation du fil à plomb, Ulrich put constater que la partie septentrionale de la façade était de deux pieds plus haute que la partie nord.
— Qu’est-ce que cela signifie ? s’enquit Afra quand Ulrich l’eut rejointe sur la plate-forme.
Son visage était grave :
— Cela signifie que les poteaux de bois soutenant l’église s’enfoncent progressivement dans le sol, tandis que les vieilles fondations sur l’autre côté résistent bien à la pression.
— Tu n’y es pour rien, Ulrich !
— Bien sûr. On ne peut que reprocher à maître Erwin d’avoir été un peu naïf dans son travail et d’avoir cru que les poteaux de frêne auraient une stabilité égale à celle des anciennes piles de pierre.
L’architecte se tourna et fixa un point au loin. Afra comprenait vaguement les conséquences de la découverte d’Ulrich.
— Cela signifie, avança-t-elle prudemment, que les fondations de la cathédrale sont trop faibles pour soutenir les tours ? L’église pourrait, tôt ou tard, s’incliner voir même s’effondrer ?
— Exactement, confirma Ulrich en se retournant.
Afra passa tendrement son bras sur ses épaules. Dans la vallée du Rhin encore illuminée de soleil, le brouillard montait et voilait l’horizon. L’avenir d’Ulrich s’assombrissait.
En remontant le fil à plomb, Afra se pencha sur la balustrade et regarda en bas.
Elle
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