Les conquérants de l'île verte

buvant, il sentit le
goût de la bouche d’Elgnat et de Topa, et il comprit bien ce qui s’était passé.
Une violente colère s’empara de lui, et il tua le petit chien de sa femme,
Saimer. Ce fut la première crise de jalousie qu’il y eut en Irlande.
    « Assurément, dit Elgnat, tu viens de commettre une
grande injustice, beau Partholon, car ce petit chien ne t’avait causé aucun
tort. – Je le sais, répondit Partholon, mais il fallait bien satisfaire la
colère où m’a mis l’affront que tu m’as infligé. Depuis qu’Ève commit le péché
de la pomme, à cause de quoi la race humaine a été condamnée à l’esclavage et
expulsée du Jardin d’Éden, jamais il n’y eut en ce monde un crime aussi grand
et aussi honteux que celui que vous venez de commettre, toi et mon serviteur. –
Beau Partholon, reprit la femme, quand vient le désir d’accouplement, il est
bien difficile d’y résister. Regarde autour de toi : les vaches du
troupeau te paraîtront calmes et tranquilles lorsqu’elles broutent dans le pré.
Mais lorsque paraît le taureau, elles sont la proie du désir. Et regarde tes
brebis, lorsqu’elles sont en chaleur : elles sont prêtes à suivre le
premier bélier qui se présentera. Place également un vase rempli de lait devant
le petit chat : tu verras bien s’il peut résister à l’envie qu’il a de le
boire. »
    Là-dessus se déroula la première bataille d’Irlande. Les
Fomoré vinrent attaquer Partholon et ceux de sa demeure. Les Fomoré étaient
venus des pays de la brume sur leurs bateaux. C’étaient des géants à forme
humaine, des monstres qui, pour n’avoir qu’une seule jambe et un seul bras,
n’en étaient pas moins d’une force colossale. Ils étaient conduits par leur
chef dont le nom était Cichol à la jambe courbe. Ils combattirent Partholon et
ses fils. La bataille dura une semaine entière, mais personne n’y mourut, car
c’était une bataille magique. Cependant, Cichol à la jambe courbe blessa
Partholon au bras, et celui-ci ne s’en remit jamais.
    Lorsque Partholon avait abordé en Irlande, cette île ne
comportait que trois lacs et neuf rivières. Mais pendant l’époque où Partholon
et ses descendants habitèrent le pays, sept autres lacs jaillirent de la terre.
Et c’est quatre ans après le jaillissement du septième, qu’on appelle le Lough
Cuan, que mourut Partholon dans la vieille plaine d’Elta Édair. Cette plaine
fut ainsi nommée parce qu’aucune branche, aucun rameau n’y poussa jamais. Et
Partholon mourut à cause du poison qui avait envahi son corps après la blessure
qu’il avait reçue, lors de la bataille contre les Fomoré, de la main de Cichol
à la jambe courbe. Il y avait trente ans que Partholon se trouvait en Irlande,
et il s’en était écoulé deux mille six cent vingt-huit depuis le commencement
du monde.
    Après la mort de Partholon, ses fils se partagèrent l’île,
et ce fut le premier partage de l’Irlande. Le pays resta ainsi tant que
vécurent les descendants de Partholon, c’est-à-dire pendant cinq cent vingt
ans. Mais il vint sur eux une maladie aux calendes de mai, le lundi de la fête
de Beltaine . Neuf mille hommes moururent de cette peste
jusqu’au lundi suivant, et encore cinq mille hommes et quatre mille femmes
après ce lundi-là. Ils moururent tous, à l’exception d’un seul homme, Tuân, qui
était fils de Sdarn, fils de Sera, fils du frère du père de Partholon. Dieu lui
permit de survivre, et ce sous plusieurs apparences, depuis le temps de
Partholon jusqu’au temps de Colum-Cill et de Finnen. C’est lui qui révéla aux
Gaëls la connaissance de l’histoire, les conquêtes que subit l’Irlande, les
batailles qu’y provoquèrent les Fomoré, depuis l’arrivée de Cessair sur cette
île jusqu’à l’époque de saint Finnen le Lépreux. C’est dans cette intention que
Dieu le maintint en vie jusqu’au temps des saints, jusqu’à ce qu’on l’appelât
Tuân, fils de Carill.
    L’Île Verte demeura déserte pendant trente ans. Alors
débarqua Nemed, fils d’Agnoman. Il venait du pays des Scythes d’où il était
parti avec quarante navires. Ils errèrent pendant un an et demi sur la mer
Caspienne, mais un seul de ces navires put arriver jusqu’à l’Irlande, avec
Nemed et ses quatre fils, qui étaient les chefs de ses troupes. Ils
s’établirent dans un endroit fertile et y construisirent deux forteresses
royales. Mais ils furent attaqués par les Fomoré et leur