Les conquérants de l'île verte

mon père bien-aimé. »
    Se penchant, il donna trois baisers au corps de son père,
puis se redressa fièrement et dit à ses compagnons : « Ce crime me
fait très mal, et il n’est une seule veine de mon cœur qui ne souffre du deuil
où me plonge la mort de mon père. Que n’ai-je été ici lorsqu’il se trouvait aux
prises avec les fils de Tuirenn ! Mais je jure de faire payer très cher à
ces maudits meurtriers leur vilenie contre un des leurs, un héros des tribus de
Dana. »
    Alors, Lug entonna un chant funèbre sur le corps de son
père, puis, aidé de ses oncles, replaça celui-ci sous le tertre, avant d’ériger
un pilier sur lequel ils gravèrent une inscription qui donnait le nom de Cian
en ogham et qui expliquait de quelle manière traîtresse
l’avaient tué les fils de Tuirenn. Enfin, Lug reprit : « Le forfait
qui fut commis ici ne restera pas impuni, je le jure, bien que, de tout cela,
ne doivent découler que haine et malheur. Longtemps encore, des luttes
fratricides déchireront l’Irlande, et qui n’auront d’agrément pour personne.
Quant à moi, je me sens infiniment triste et malheureux du meurtre qu’ont
perpétré les fils de Tuirenn contre mon père, le valeureux fils de
Diancecht. »
    Et, là-dessus, il prit congé des deux frères de Cian :
« Allez rejoindre ceux qui se réjouissent de la victoire des tribus de
Dana mais, je vous en prie, ne révélez à personne ce qui s’est passé ici tant
que je ne l’aurai pas dévoilé moi-même. »
    Quelques jours plus tard, Nuada au Bras d’Argent, roi
suprême d’Irlande, convoqua l’ensemble des tribus de Dana dans la forteresse de
Tara. Lug au Long Bras, quand il arriva, s’assit noblement et avec honneur
auprès de Nuada, devant tous les chefs et tous les nobles qui se trouvaient là.
Il regarda autour de lui et aperçut les fils de Tuirenn. Tous trois étaient
renommés pour leur valeur et leur beauté, pour leur agilité et leur adresse.
Ils avaient eu leur part dans la victoire sur les Fomoré, et chacun les tenait
en haute estime. Lug, quant à lui, demanda la parole, et on la lui donna. Et
tous l’écoutèrent avec attention.
    « Quel sujet convient-il donc d’examiner, ô fils de
Dana ? questionna-t-il. – Il t’appartient de nous le dire, répondirent-ils.
– Eh bien, reprit Lug, je vais vous poser une question : quelle vengeance
exercerait chacun de vous sur une troupe qui serait coupable d’avoir tué son
père ? »
    À ces mots, tous firent silence et ce fut le roi d’Irlande
qui s’exprima le premier : « Ce n’est pas une mort d’un seul jour que
j’infligerais pour ma part à celui qui aurait tué mon père, mais quelque chose
de plus pénible et de plus insupportable. Chaque jour, je lui enlèverais un
membre jusqu’à ce qu’il tombât devant moi, si la chose était en mon
pouvoir. »
    Tous les nobles des tribus de Dana abondèrent dans le même
sens, les fils de Tuirenn tout comme les autres. « Je constate, dit Lug,
qu’ils partagent l’avis général, ceux-là qui ont tué mon père. Aussi vais-je
leur demander la compensation qu’ils me doivent, puisque tous les hommes des
tribus de Dana font partie du même clan et sont issus d’un même ancêtre. S’ils
me donnent satisfaction, je ne violerai pas le droit qui oblige le roi
d’Irlande à protéger tous ses hôtes. Mais je ne réponds de rien s’ils refusent
de s’acquitter du meurtre qu’ils ont commis. Cependant, je souhaite qu’ils ne
quittent pas la maison royale de Tara sans s’être entendus avec moi. – Si
j’avais tué ton père, dit le roi d’Irlande, je serais heureux que tu acceptes
de moi le prix de la compensation. »
    Les fils de Tuirenn s’étaient mis à l’écart et parlaient
entre eux. « C’est à notre propos que Lug parle ainsi, disaient Iuchar et
Iucharba. Manifestement, il a cherché des nouvelles de son père et il a appris
comment Cian est mort dans la plaine de Murthemné. – Je crains fort, répondait
Brian, qu’il n’attende de nous un aveu en présence de tous les nobles des
tribus de Dana, puis, cela fait, n’accepte plus de nous le prix de la
compensation. – S’il demande un aveu, dirent les deux autres, nous le ferons.
Mais nous pensons que c’est à toi de le faire à voix haute, puisque tu es notre
aîné. »
    Alors, Brian, fils de Tuirenn, se leva et, devant tous les
nobles et les chefs des tribus de Dana, interpella Lug en ces termes :
« C’est nous que tu