Les conquérants de l'île verte
Or, il
arriva que vint le tour de Lîr de recevoir à la Blanche Colline les chefs et
les nobles des tribus de Dana. Ceux-ci arrivèrent et furent charmés par la
beauté et la gentillesse des enfants de Lîr, car ceux-ci faisaient la joie et
les délices de tous. Ils avaient coutume de dormir dans la même chambre que
leur père et, quand Lîr se levait, le matin, il allait toujours s’étendre un
instant parmi eux.
Mais ce comportement de Lîr eut pour conséquence qu’Aifé fut
saisie d’une violente jalousie envers les enfants de sa sœur, et qu’elle alla
même jusqu’à les prendre en dégoût et en haine. Alors, elle se prétendit malade
d’une fièvre qui dura une année entière et, au bout de ce temps-là, décida de
se débarrasser de ceux qui causaient son malaise et sa jalousie. Un jour donc,
elle fit atteler son char et invita les quatre enfants à y grimper pour
l’accompagner jusqu’à la demeure de Bobdh Derg. Une fois qu’ils eurent pris
place à ses côtés, Aifé dirigea les chevaux vers le lac Derg. Mais Finula ne se
trouvait là qu’à contrecœur, car elle devinait qu’Aifé nourrissait à leur
endroit de l’hostilité. Et un songe lui avait même révélé que la sœur de leur
mère méditait une sombre trahison.
Or, Aifé fit arrêter le char dans une vallée et dit à ses serviteurs :
« Maintenant, tuez les enfants de Lîr, car ils m’ont ravi l’amour de leur
père, et je vous donnerai pour récompense tout ce que vous choisirez de
meilleur en ce monde. – Nous n’en ferons rien, répondirent les serviteurs. Ces
enfants ne nous inspirent que respect et amour. C’est une méchante idée qui
t’est venue là, reine, et tu la paieras un jour. »
Alors, comme ils refusaient obstinément de faire le moindre
mal aux enfants de Lîr, Aifé se saisit d’une épée et voulut les frapper
elle-même. Mais le courage lui faillit au dernier moment, et elle ordonna de
poursuivre le voyage. Parvenue auprès du Lac des Chênes, elle envoya les enfants
se baigner dans le lac. Mais ils n’eurent pas plus tôt plongé dans les eaux
que, les touchant avec une baguette magique et druidique, elle les changea en
quatre cygnes beaux et blancs. « Partez, maintenant, enfants du roi, leur
dit-elle. Partez et errez par le vaste monde. Triste sera votre aventure, et le
chagrin saisira tous ceux qui vous aiment. C’est parmi les oiseaux, désormais,
qu’on entendra pour jamais retentir vos cris et vos lamentations. –
Sorcière ! s’écria Finula. Tu nous as frappés sans motif et avec trop de
cruauté, mais la vengeance te poursuivra, sois-en sûre : tu périras, en
punition de ton forfait, et rien ne pourra te sauver. Dis-nous seulement quel
temps tu assignes à l’enchantement dont nous voici victimes. – Je vais vous le
dire, et vous ne l’apprendrez pas sans surcroît d’angoisse, répondit Aifé. Je
veux que votre enchantement dure aussi longtemps que la Femme du Sud n’aura pas
rencontré l’Homme du Nord. Et puisque vous y tenez, sachez que ni amis ni
puissance aucune ne pourront vous délivrer de la forme sous laquelle je vous ai
enfermés avant que vous n’ayez vécu trois cents ans sur le Lac des Chênes,
trois cents ans sur la Passe de Moyle, entre l’Irlande et l’Écosse, et trois
cents ans au havre de Domnann. Malgré votre apparence, vous conserverez votre
langage et vous chanterez la douce musique des palais féeriques, le chant si
limpide et si suave qu’il mène au sommeil tous les hommes de la terre qui
l’entendent. Vous serez donc neuf cents ans sur l’eau à souffrir tantôt du vent
glacial, tantôt de l’ardeur du soleil. Telle est ma vengeance, enfants de Lîr,
pour m’avoir privée de l’amour de votre père. »
Remontant dans son char, elle ordonna qu’on reprît le
voyage. Elle alla de la sorte jusqu’à la demeure de Bobdh Derg et y reçut un
bel accueil de la part des chefs et des nobles des tribus de Dana. Mais Bobdh,
fils de Dagda, s’étonna qu’elle n’eût pas amené les enfants de Lîr. « Je
vais te le dire, répondit-elle. C’est parce que Lîr ne t’aime guère et qu’il ne
veut pas te confier ses enfants, de crainte que tu ne les gardes tout à fait,
loin de lui. – Cela est bien surprenant, dit Bobdh Derg, car je sais que Lîr a
toute confiance en moi et qu’il me confierait volontiers ses enfants que j’aime
aussi profondément que s’ils étaient les miens. »
Mais il pensait à part lui qu’il s’agissait
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