Les conquérants de l'île verte
gratitude, de venir chez eux, quand leurs demeures
seraient prêtes, et d’y assister au festin qu’ils donneraient pour célébrer la
Fête du Temps, date où il convenait que chacun reçut son dû en fait de tributs
et d’hommages. [85]
Et il en fut ainsi. Cependant, Lîr fut affligé d’un grand
malheur : sa femme, mère de Mananann, mourut au terme d’une maladie qui
dura trois jours. Ce deuil lui fut très cruel, car il vouait à sa défunte
épouse un amour très ardent et sincère, et il la regrettait amèrement. La
nouvelle courut toute l’Irlande et parvint dans la demeure de Bobdh Derg, alors
que celui-ci se trouvait réuni avec les chefs des tribus de Dana. « Si Lîr
voulait croire en mon amitié, dit Bobdh Derg, je pourrais adoucir son chagrin,
malgré la disparition de celle qu’il aimait. J’ai ici, dans ma demeure, les
trois plus avenantes jeunes filles qui soient, avec un beau visage et un grand
renom dans toute l’Irlande, Aeb, Aifé et Ailvé, toutes trois filles d’Ailill,
roi d’Arann. Elles se trouvent sous ma garde et ma protection, puisqu’elles
m’ont été confiées pour que je sois leur père adoptif. Qu’en pensez-vous ?
Si je lui proposais l’une d’entre elles pour épouse, notre différend serait
aplani… »
Les chefs et les nobles des tribus de Dana trouvèrent l’idée
excellente. On envoya donc des messagers de la part de Bobdh Derg auprès de Lîr
pour lui demander s’il lui plairait de conclure une réelle amitié avec le roi
en recevant de lui pour épouse l’une de ses filles adoptives. Lîr fut enchanté
de l’offre qu’on lui faisait et se mit en route dès le lendemain, depuis sa
demeure de la Blanche Colline, avec cinquante chars tous plus beaux les uns que
les autres, en direction du lac Derg où Bobdh avait établi sa résidence et sa
forteresse. Il y reçut un bel accueil et s’y vit l’objet des plus flatteuses
attentions.
Les trois filles d’Ailill, roi d’Arann, se trouvaient
assises sur le même siège que la reine, femme de Bobdh, leur mère adoptive, qui
les aimait de tout son cœur. « Lîr, dit Bobdh Derg, voici les filles du roi
d’Arann. Tu peux choisir celle qui te plaît le mieux. – Je ne saurais choisir,
répondit Lîr, car elles sont toutes trois de grande beauté et de grande
noblesse. Néanmoins, je pense qu’il serait plus convenable de prendre l’aînée.
– Puisqu’il en est ainsi, dit Bobdh Derg, Aeb est l’aînée : elle sera donc
ton épouse, si tel est ton désir. – C’est mon désir », affirma Lîr.
Il prit donc Aeb pour épouse, cette nuit-là, et demeura chez
Bobdh Derg pendant une quinzaine de jours. Puis, il emmena la femme dans sa
propre forteresse, non sans promettre à tous les chefs des tribus de Dana de
les inviter pour la grande fête de ses noces. Aeb lui donna deux enfants, une
fille et un garçon, dont les noms furent Finula, c’est-à-dire Blanche Épaule,
et Aedh, c’est-à-dire Feu. Au bout d’un certain temps, elle fut de nouveau
grosse et, cette fois, donna naissance à deux fils qu’on appela Conn et
Fiachra. Mais elle mourut en leur donnant le jour et, à nouveau, pour Lîr, ce
fut chagrin et grande tristesse.
La nouvelle de ce deuil parvint très vite à la demeure de
Bobdh Derg, et tous ceux qui se trouvaient là poussèrent trois cris de
lamentation pour pleurer leur fille adoptive. Mais, quand ils l’eurent pleurée,
Bobdh Derg dit : « Il est bien triste de savoir notre fille morte,
tant pour l’amour que nous lui portions que pour l’amitié de l’homme de cœur à
qui nous l’avions donnée comme épouse. Mais cette amitié entre nous ne sera pas
rompue, car je lui donnerai pour femme Aifé, sœur de la défunte. »
Aussitôt qu’il eut connaissance de cette proposition, Lîr
vint chercher la jeune fille au lac Derg, l’épousa sur-le-champ et l’emmena
chez lui dans sa demeure de la Blanche Colline. Aifé aimait et honorait fort
les quatre enfants de sa sœur mais, en vérité, personne au monde n’aurait pu
les voir sans leur témoigner honneur et affection. Bobdh Derg en personne avait
coutume de se rendre souvent chez Lîr pour les voir, et il les emmenait
également séjourner chez lui, car il trouvait leur compagnie des plus
agréables.
En ce temps-là, les tribus de Dana célébraient la Fête du
Temps sous chaque tertre ou chaque colline féerique, et il appartenait à chacun
des chefs d’inviter, à tour de rôle, les autres dans sa résidence.
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