Les contrebandiers de l'ombre

facilement.
    Le départ de Sevenoaks House, fortement réchauffé par le cognac, n'avait pas été facile : sir Jacob les eût gardés volontiers plus longtemps.
    Brusquement, Dante, lisant dans les pensées de Rhea, se retourna pour demander :
    — Il t'a plu, sir Jacob ?
    — Beaucoup... Mais je ne suis pas certaine que je lui ferais confiance, dit Rhea au grand étonnement de son mari. Au moins pas au jeu. Il n'est pas aussi distrait qu'il veut bien le faire croire, et par exemple, je suis sûre qu'il connaissait très bien le prénom de son arrière-petite-fille. Ce doit être un vieux renard.
    Dante trouva la remarque très spirituelle :

    — Il faudra lui dire qu'il ne t'a pas séduite !
    Francis et Alastair étaient stupéfiés par cette affirmation car ils n'avaient vu en sir Jacob qu'un très vieux gentilhomme parfaitement inoffensif, même amusant, en fait. Mais Dante approuva les propos de sa femme :
    — Tout le monde adore sir Jacob mais l'enthousiasme faiblit quand il n'arrête pas de gagner aux cartes et qu'il fait passer ses partenaires sous la table à coups de verres de cognac. Il n'est pas fou, malgré ce qu'en pensent certains. C'était le type idéal pour récupérer mes terres sur Miles. Personne n'aurait pu le suspecter d'un tel double jeu, Miles moins qu'un autre. Et surtout, nul n'aurait pu le soupçonner d'avoir mes intérêts à cœur. Tout le monde sait qu'il a interdit à Bess de m'épouser au moment de ma ruine et du meurtre. Aucune raison ne pouvait faire croire à un changement d'attitude de sa part.
    — Qu'est-ce qui l'a fait changer d'avis ? demanda Alastair.
    — Il a découvert une preuve de mon innocence. Je ne puis la révéler, mais en tout cas, j'ignorais cela jusqu'à ce qu'il me contacte. C'était à l'occasion d'un retour en Angleterre de la Perdita, alors que je n'étais pas revenu depuis trois ans. Nous rentrions pour nous ravitailler à Portsmouth. Le bateau était en rade depuis à peine une semaine quand je l'ai aperçu déambulant sur le quai à ma recherche. Je ne sais pas ce que j'attendais d'une telle rencontre à l'époque, mais certainement pas son amitié. Et ce fut ce qu'il m'offrit. Ce fut aussi le début de notre alliance secrète. En ce temps-là, je n'avais pas beaucoup d'espoir, mais c'était tout de même bon de voir revenir un vieil ami. J'avais pu racheter quelques biens de famille, mais, pour le reste, je ne savais pas par quel bout commencer. J'étais tout le temps en mer. Sir Jacob ne semblait pas s'en émouvoir, même pour ce qui était de racheter des terres Leighton à Miles.
    (Dante sourit.) Quand je suis revenu, sir Jacob avait rempli sa maison d'une foule d'objets, de meubles, d'argenterie et de baccarat. Mon rêve était devenu possible. Je dois tout à deux hommes : sir Jacob et mon capitaine, Sedgewick Christopher, qui m'a jadis accordé un peu de sa confiance pour repartir de zéro.
    Francis Dominick était profondément ému. Dante et son père avaient beaucoup en commun, au fond. Il décida d'en parler à sa mère dès son retour : elle seule avait le secret pour faire revenir le duc sur ses décisions.
    Pour Rhea, sir Jacob était un homme d'une qualité exceptionnelle pour être ainsi allé à Dante et lui avouer qu'il l'avait mal jugé, et ensuite, pour l'avoir aidé à récupérer ses biens. Rhea ne pourrait pas oublier cela : c'était l'origine de son bonheur à elle.
    — Est-ce que lady Bess sait que son grand-père t'a aidé ? demanda Rhea, au milieu du grondement du tonnerre.
    — Non. C'était un secret entre lui et moi. Tu sais, le meilleur moyen de garder un secret reste encore de ne le confier à personne. Pourquoi ?
    — Oh, comme ça. J'étais simplement curieuse.
    Mais alors, pourquoi lady Bess avait-elle parlé à son grand-père de la nuit du meurtre ? Rhea ne formula pourtant pas cette question. Westlea Abbot était désert quand ils le traversèrent.
    Seul le vacarme des sabots de leurs chevaux troubla le silence qui régnait dans les rues.
    Quelques marchands rentraient à la hâte leurs produits, tandis que les poissonniers bradaient leurs derniers poissons. En arrivant sur la place, ils virent un carrosse stationné près d'une échoppe. Rien qu'en voyant le visage de Dante se décomposer de rage, Rhea devina à qui appartenait cette voiture. Malheureusement, une fâcheuse manœuvre d'une charrette à bras les obligea à s'arrêter. Ils purent donc être témoins de la sortie du propriétaire de la voiture, avec à