Les croisades vues par les arabes
quand, durant la dernière semaine de janvier 1099, leur est signalée à proximité la présence de troupes franques. Rassemblant leur bétail et leurs réserves d'huile et de blé, ils montent vers Hosn-el-Akrad, « la citadelle des Kurdes », qui, du haut d'un piton à l'accès difficile, domine toute la plaine jusqu'à la Méditerranée. Bien que la forteresse soit depuis longtemps désaffectée, ses murailles sont solides, et les paysans espèrent y être à l'abri. Mais les Franj, toujours à court de provisions, viennent les assiéger. Le 28 janvier, leurs guerriers commencent à escalader les murs de Hosn-el-Akrad. Se sentant perdus, les paysans imaginent un stratagème. Ils ouvrent subitement les portes de la citadelle et laissent échapper une partie de leurs troupeaux. Oubliant le combat, tous les Franj se ruent sur les bêtes pour s'en emparer. Dans leurs rangs la pagaille est telle que les défenseurs, enhardis, opèrent une sortie et atteignent la tente de Saint-Gilles, où le chef franc, abandonné de ses gardes qui veulent eux aussi leur part du bétail, échappe de justesse à la capture.
Nos paysans ne sont pas peu satisfaits de leur exploit. Mais ils savent que les assiégeants vont revenir se venger. Le lendemain, quand Saint-Gilles lance ses hommes à l'assaut des murailles, ils ne se montrent pas. Les attaquants se demandent quelle nouvelle ruse les paysans ont inventée. C'est en fait la plus sage de toutes : ils ont profité de la nuit pour sortir sans bruit et disparaître au loin. C'est à l'emplacement de Hosn-el-Akrad que, quarante ans plus tard, les Franj construiront l'une de leurs forteresses les plus redoutables. Le nom changera peu : « Akrad » sera déformé par « Krat » puis en « Krak ». Le « Krak des chevaliers », avec sa silhouette imposante, domine encore, au xx° siècle, la plaine de la Boukaya.
En février 1099, la citadelle devient, pour quelques jours, le quartier général des Franj. On y assiste à un spectacle déconcertant. De toutes les villes voisines, et même de certains villages, des délégations arrivent, traînant derrière elles des mulets chargés d'or, de draperies, de provisions. Le morcellement politique de la Syrie est tel que le plus petit bourg se comporte comme un émirat indépendant. Chacun sait qu'il ne peut compter que sur ses propres forces pour se défendre et traiter avec les envahisseurs. Aucun prince, aucun cadi, aucun notable ne peut esquisser le moindre geste de résistance sans mettre l'ensemble de sa communauté en danger. On laisse donc ses sentiments patriotiques de côté, pour venir, avec un sourire forcé, présenter cadeaux et hommages. Le bras que tu ne peux pas casser, embrasse-le et prie Dieu pour qu'il le casse, dit un proverbe local.
C'est cette sagesse de la résignation qui va dicter la conduite de l'émir Janah ad-Dawla, maître de la ville de Homs. Ce guerrier reputé pour sa bravoure était, il y a sept mois à peine, le plus fidèle allié de l'atabek Karbouka. Ibn al-Athir précise que Janah ad-Dawla a été le demier à s'enfuir devant Antioche. Mais l'heure n'est plus au zèle guerrier ou religieux, et l'émir se montre particulièrement attentionné à l'égard de Saint-Gilles, lui offrant, en plus des présents habituels, un grand nombre de chevaux, car, précisent les ambassadeurs de Homs sur un ton doucereux, Janah ad-Dawla a appris que les chevaliers en manquaient.
De toutes les délégations qui défilent dans les immenses pièces sans meubles de Hosn-el-Akrad, la plus généreuse est celle de Tripoli. En sortant un à un les splendides bijoux fabriqués par les artisans juifs de la cité, ses ambassadeurs souhaitent aux Franj la bienvenue au nom du prince le plus respecté de la côte syrienne, le cadi Jalal el-Moulk. Celui-ci appartient à la famille des Banou Ammar qui a fait de Tripoli le joyau de l'Orient arabe. Il ne s'agit nullement d'un de ces innombrables clans militaires qui se sont taillé des fiefs par la seule force des armes, mais d'une dynastie de lettrés, ayant pour fondateur un magistrat, un cadi, titre que les souverains de la cité ont conservé.
A l'approche des Franj, Tripoli et sa région connaissent, grâce à la sagesse des cadis, un âge de paix et de prospérité que leurs voisins leur envient. La fierté des citadins, c'est leur immense « maison de la culture », Dar-el-Ilm, qui renferme une bibliothèque de cent mille volumes, l'une des plus importantes de ce temps. La ville
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