Les croisades vues par les arabes
énorme, comme en témoigne le ton inhabituellement enthousiaste d'Ibn al-Qalanissi :
Ce fut pour les musulmans un triomphe sans pareil. Le moral des Franj en fut affecté, leur nombre diminua, leur capacité offensive s'affaiblit ainsi que leur armement. Le moral des musulmans fut affermi, leur ardeur à défendre la religion renforcée. Les gens se félicitèrent de cette victoire et acquirent la certitude que le succès avait abandonné les Franj.
Un Franj, et non des moindres, sera effectivement démoralisé par sa défaite : c'est Bohémond. Quelques mois plus tard, il s'embarque sur un vaisseau. On ne le reverra plus jamais en terre arabe.
La bataille de Harran a ainsi écarté de la scène, cette fois pour de bon, le principal artisan de l'invasion. Elle a surtout, c'est le plus important, enrayé pour toujours la poussée des Franj vers l'est. Mais, comme les Egyptiens en 1102, les vainqueurs se montrent incapables de recueillir les fruits de leur succès. Au lieu de se diriger ensemble vers Edesse, à deux journées de marche du champ de bataille, ils se séparent sur leur dispute. Et si la ruse de Sokman lui permet de s'emparer de quelques forteresses sans grande importance, Jekermich se laisse bientôt surprendre par Tancrède, qui réussit à capturer plusieurs personnes de sa suite, dont une jeune princesse d'une rare beauté à laquelle le maître de Mossoul tient tant qu'il envoie dire à Bohémond et Tancrède qu'il est prêt à l'échanger contre Baudouin II d'Edesse ou à la racheter pour quinze mille dinars en or. L'oncle et le neveu se consultent, puis ils informent Jekermich qu'à tout bien peser ils préfèrent prendre l'argent et laisser leur compagnon en captivité - ce qui durera plus de trois ans. On ignore le sentiment de l'émir après cette réponse peu chevaleresque des chefs francs. Il leur paiera quant à lui la somme convenue, reprendra sa princesse, et gardera Baudouin auprès de lui.
Mais l'affaire ne s'arrête pas là. Elle va donner lieu à l'un des épisodes les plus curieux des guerres franques.
La scène se déroule quatre ans plus tard, au début du mois d'octobre 1108, dans un champ de pruniers où les derniers fruits noirs achèvent de mûrir. Tout autour, des collines peu boisées qui se chevauchent à l'infini. Sur l'une d'elles s'élèvent, majestueux, les remparts de Tell Bacher, près desquels les deux armées qui se font face offrent un spectacle peu ordinaire.
Dans un camp, Tancrède d'Antioche, entouré de mille cinq cents chevaliers et fantassins francs, portant des cervellières qui leur couvrent la tête et le nez et tenant fermement dans leurs mains des épées, des masses ou des haches aiguisées. A leurs côtés se tiennent six cents cavaliers turcs aux longues tresses, envoyés par Redwan d'Alep.
Dans l'autre camp, l'émir de Mossoul, Jawali, la cotte de mailles couverte d'une longue robe aux manches brodées, dont l'armée comprend deux mille hommes répartis en trois bataillons : à gauche des Arabes, à droite des Turcs, et au centre des chevaliers francs, parmi lesquels Baudouin, d'Edesse, et son cousin Jocelin, maître de Tell Bacher.
Ceux qui avaient participé à la gigantesque bataille d'Antioche pouvaient-ils imaginer que, dix ans plus tard, un gouverneur de Mossoul, successeur de l'atabek Karbouka, scellerait une alliance avec un comte franc d'Edesse et qu'ils se battraient côte à côte contre une coalition formée par un prince franc d'Antioche et le roi seldjoukide d'Alep? Décidément, on n'avait pas attendu longtemps pour voir les Franj devenir partenaires à part entière du jeu de massacre des roitelets musulmans! Les chroniqueurs n'en semblent nullement choqués. On pourrait tout juste déceler chez Ibn al-Athir un petit sourire amusé, mais il évoquera les querelles des Franj et leurs alliances sans changer de ton, exactement comme il parle tout au long de son Histoire parfaite des innombrables conflits entre les princes musulmans. Pendant que Baudouin était prisonnier à Mossoul, explique l'historien arabe, Tancrède avait mis la main sur Edesse, ce qui laisse entendre qu'il n'était nullement pressé de voir son compagnon recouvrer la liberté. Il avait même intrigué pour que Jekermich le garde chez lui le plus longtemps possible.
Mais, en 1107, cet émir ayant été renversé, le comte est tombé aux mains du nouveau maître de Mossoul, Jawali, un aventurier turc d'une intelligence remarquable, qui a compris
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