Les croisades vues par les arabes
spectateurs en cercle. La lutte s'engagea, poursuit Oussama. Le vieillard pressait le forgeron en arrière, le rejetait vers la foule, puis revenait vers le milieu de l'arène. Il y eut un échange de coups si violent que les rivaux semblaient ne plus former qu'une seule colonne de sang. Le combat se prolongea, malgré les exhortations du vicomte qui voulait hâter le dénouement. « Plus vite! » leur criait-il. Finalement, le vieillard fut épuisé et le forgeron, profitant de son expérience à manier le marteau, lui assena un coup qui le renversa et lui fit lâcher la lance. Puis il s'accroupit au-dessus de lui pour lui enfoncer les doigts dans les yeux, mais sans y parvenir à cause des flots de sang qui coulaient. Le forgeron se releva alors et il acheva son adversaire d'un coup de lance. Aussi-tôt, on attacha au cou du cadavre une corde avec laquelle on le traîna vers le gibet où on le pendit. Voyez, par cet exemple, ce qu'est la justice des Franj!
Rien de plus naturel que cette indignation de l'émir, car pour les Arabes du xn‘ siècle la justice est une chose sérieuse. Les juges, les cadis sont des personnages. hautement respectés qui, avant de rendre leur sentence, ont l'obligation de suivre une procédure précise, fixée par le Coran : réquisitoire, plaidoirie, témoignages. Le « jugement de Dieu », auquel les Occidentaux ont souvent recours, leur apparaît comme une farce macabre. Ce duel décrit par le chroniqueur n'est que l'une des formes de l’ordalie. L'épreuve du feu en est une autre. Et il y a aussi le supplice de l'eau, qu'Oussama découvre avec horreur :
On avait installé une grande barrique remplie d'eau. Le jeune homme qui était l'objet des suspicions fut garrotté, suspendu par ses omoplates à une corde et précipité dans la barrique. S'il était innocent, disaient-ils, il s'enfoncerait dans l'eau, et on l'en retirerait au moyen de cette corde. S'il était coupable, il lui serait impossible de plonger dans l'eau. Le malheureux, quand on le jeta dans la barrique, fit des efforts pour aller jusqu'au fond, mais il n'y réussit pas et dut se soumettre aux rigueurs de leur loi que Dieu les maudisse! On lui passa alors sur les yeux un poinçon d'argent rougi au feu et on l'aveugla.
L'opinion de l'émir syrien sur les « barbares » ne se modifie guère quand il évoque leur savoir. Les Franj sont, au xii° siècle, très en retard sur les Arabes dans tous les domaines scientifiques et techniques. Mais c'est dans celui de la médecine que l'écart est le plus grand entre l'Orient développé et l'Occident primitif. Oussama observe la différence :
Un jour, raconte-t-il, le gouverneur franc de Mouneitra, dans le mont Liban, écrivit a mon oncle Soultan, émir de Chayzar, pour le prier de lui envoyer un médecin pour soigner quelques cas urgents. Mon oncle choisit un médecin chrétien de chez nous nommé Thabet. Celui-ci ne s'absenta que quelques jours, puis il revint vers nous. Nous étions tous très curieux de savoir comment il avait pu obtenir aussi vite la guérison des malades, et nous le pressâmes de questions. Thabet répondit : « On a fait venir devant moi un chevalier qui avait un abcès à la jambe et une femme atteinte de consomption. Je mis un emplâtre au chevalier; la tumeur s'ouvrit et s'améliora. A la femme, je prescrivis une diète pour lui rafraîchir le tempérament. » Mais un médecin franc arriva alors et dit : « Cet homme ne sait pas les soigner! ». Et, s'adressant au chevalier, il lui demanda « Que préfères-tu, vivre avec une seule jambe ou mourir avec les deux? ». Le patient ayant répondu qu'il aimait mieux vivre avec une seule jambe, le médecin ordonna : « Amenez-moi un chevalier solide avec une hache bien aiguisée. » Je vis bientôt arriver le chevalier et la hache. Le médecin franc plaça la jambe sur un billot de bois en disant au nouveau venu : « Donne un bon coup de hache pour la couper net! ». Sous mes yeux, l'homme assena à la jambe un premier coup, puis, comme elle était toujours attachée, il la frappa une seconde fois. La moelle de la jambe gicla et le blessé mourut à l'instant même. Quant à la femme, le médecin franc l'examina et dit : « Elle a dans la tête un démon qui est amoureux d'elle. Coupez-lui les cheveux! ». On les lui coupa. La femme recommença alors à manger leur nourriture avec de l'ail et de la moutarde, ce qui aggrava la consomption. « C'est donc que le diable est entré dans la tête », affirma leur
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