Les Dames du Graal
chapeau surmonté de « plumes de paon », ce qui rappelle la description du Roi Pêcheur, ici nommé Anfortas (du latin Infirmitas , allusion très nette à la blessure du roi), qui est présenté également avec des plumes de paon. Est-ce un signe d’appartenance à une même obédience ? Les plumes de paon sont l’emblème de la déesse romaine Junon, mais celle-ci a des modèles qui viennent de Grèce et surtout du Moyen-Orient : il y a toujours des paons dans les représentations iraniennes du « Jardin des Délices », c’est-à-dire le Paradis Terrestre. De toute façon, les plumes de paon, dans toutes les traditions, sont associées à l’Autre Monde.
Ensuite, Kundry, toujours selon Wolfram, brandit « un fouet aux lanières de soie, à la poignée de rubis ». C’est encore un détail qui ramène à l’Orient. On ne peut s’empêcher d’y déceler un aspect de « déesse des animaux sauvages », une antique divinité sylvestre, une Artémis archaïque qui n’était pas encore Diane, l’aimable promeneuse nocturne des Romains, mais la redoutable déesse solaire des Grecs et des Scythes, représentée armée de son fouet et prête à exiger des victimes sur ses autels, celle qui, selon Georges Dumézil, se reconnaît dans l’étrange Satana des récits des Ossètes, descendants des Scythes.
De plus, pour faire contrepoint à Kundry la Sorcière, comme par un effet de miroir où l’image est inversée, Wolfram a introduit dans son récit un nouveau personnage, inconnu des autres textes, un certain Klingsor ( Clinschor dans le texte). Ce n’est pas un être féerique, il n’appartient pas lui-même à l’Autre Monde, mais comme Kundry, il a des pouvoirs merveilleux : c’est un magicien, mais noir. On nous apprend qu’il était autrefois duc de Mantoue et qu’il a été châtré par un roi dont il avait séduit l’épouse. Pour compenser son infirmité , et aussi pour se venger de l’affront qu’il a subi sur les autres hommes, les mâles, il a aménagé son domaine, appelé « Château de la Merveille », en faux Jardin des Délices, c’est-à-dire que tout n’y est qu’illusion à la suite des nombreux sortilèges qu’il a jetés sur le lieu. Et il y retient prisonniers bon nombre de chevaliers.
Il n’est pas difficile de retrouver le modèle sur lequel Wolfram a construit cet épisode : c’est le conte primitif qui a servi de base aux auteurs de la version dite de Gautier Map pour construire l’histoire du Val sans Retour, où Morgane retient prisonniers tous les chevaliers infidèles à leur dame. Le « Château de la Merveille » était brièvement évoqué dans le texte de Chrétien de Troyes, mais sans plus, et c’est Wolfram qui a inventé le personnage de Klingsor comme maître des lieux. C’est un homme, et non pas une femme comme Morgane, mais un homme châtré . On ne peut manquer d’établir un parallèle entre la castration de Klingsor, présentée comme un châtiment de son adultère, et la « blessure à la cuisse » du Roi Pêcheur, euphémisme pour signifier une blessure aux parties sexuelles, due non pas au « coup douloureux » reçu accidentellement par Pellès dans la version commune, mais au péché commis par Anfortas parce qu’il s’est uni à une femme qui était indigne de la pureté de sa lignée.
Klingsor est donc le double noir , infernal, d’Anfortas, considéré malgré tout comme le dépositaire de secrets célestes {73} , comme le Château de la Merveille, avec ses sortilèges et ses fantasmagories, est le reflet – inversé – de Montsalvage, nom qui est celui du Château du Graal dans le Parzival de Wolfram {74} . Il faut d’ailleurs rappeler que la disposition du domaine de Klingsor et de celui d’Anfortas évoque le plan d’un monastère bouddhique. Cette analogie démontre une fois de plus combien le poète bavarois a puisé dans la tradition orientale, du moins dans ce qu’il en connaissait, et a détourné la légende primitive du Graal, formellement incrustée dans un contexte extrême-occidental. Mais si Wolfram a insisté sur le rôle de Klingsor en établissant un parallélisme entre lui et Kundry, c’est Richard Wagner qui a sauté sur l’occasion et fait de Kundry une complice repentie de Klingsor.
C’est en effet vraiment dans Parsifal que s’est opérée la métamorphose de la hideuse Demoiselle à la Mule. Wagner a conservé son côté ambigu, certes, mais il en a fait une belle femme dont les
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