Les Dames du Graal
n’ai pas de plus agréable divertissement à te proposer pour ton plaisir et ton agrément. Je pense qu’elle saura fort bien, si elle le veut, se montrer une bonne compagne, et je lui ordonne en ta présence de faire siens tous les désirs que tu pourrais exprimer » (trad. J. Markale). Ce discours a le mérite d’être franc et direct.
Le repas se déroule normalement. Le seigneur multiplie les amabilités et les prévenances envers son hôte. Gauvain et la jeune fille sont assis côte à côte et se sentent de plus en plus attirés l’un vers l’autre. Mais la jeune fille répète, en murmurant à Gauvain, l’avertissement que les bergers lui ont déjà donné. Puis, le repas terminé, le seigneur ordonne à ses serviteurs de préparer les lits. « Je coucherai ici même et ce chevalier couchera dans mon lit. Ne le faites pas trop étroit car ma fille couchera avec lui. C’est, je pense, un bon chevalier, et elle sera contente de lui » ( ibid. ).
Voilà donc Gauvain installé dans le lit du seigneur. La jeune fille vient le rejoindre, et tous deux se livrent à certains jeux qui les échauffent grandement, de telle sorte que Gauvain en arrive à un point de non-retour. Il veut aller plus loin, mais la fille l’écarte et lui montre « une épée suspendue au-dessus du lit, dont les attaches sont d’argent, le pommeau et la garde d’or fin ». Alors, la jeune fille lui révèle qu’elle se trouve toujours sous la garde de cette épée merveilleuse. « Apprends que cette épée de grande valeur a tué déjà de nombreux chevaliers, au moins une vingtaine, dans cette chambre. J’ignore pourquoi mon père agit ainsi, mais c’est un fait : aucun chevalier qui entre ici n’en sort vivant… Si, d’une manière ou d’une autre, le compagnon qui partage mon lit tente de me pénétrer, l’épée tombe et le frappe en plein corps. Et s’il tente de s’en approcher et de la saisir, elle jaillit aussitôt du fourreau et vient le percer » ( ibid. ).
Gauvain est fort embarrassé. D’une part, le désir qu’a éveillé en lui la jeune fille devient insupportable, et d’autre part, il se dit que s’il ne fait rien, on ira rapporter partout qu’il est impuissant, et que par conséquent il n’est pas capable de combattre comme tout mâle qui se respecte, ce qui ternira sa réputation et le rendra ridicule aux yeux de tout le monde. Dans de nombreux épisodes des romans arthuriens, la terreur d’être considéré comme impuissant est fort partagée : en effet, virilité et vertu guerrière sont liées, et qui manque de l’une manque de l’autre. Alors Gauvain, prenant ses risques, se décide et serre de plus près la jeune fille. « Aussitôt l’épée surgit du fourreau et vint frôler le flanc de Gauvain, lui arrachant un morceau de peau. La blessure était superficielle, mais l’épée traversa les couvertures et les draps et s’enfonça jusqu’au matelas. Puis elle remonta et revint se placer dans le fourreau. »
Cette épée est-elle mue par un mécanisme sophistiqué ou est-elle magique, manœuvrée par des forces invisibles ? Il est difficile de le dire, mais on reconnaîtra aisément le thème de l’épée de Damoclès, cette menace immanente au sens étymologique du terme. Cependant, commun à toutes les traditions, il est revêtu ici d’une double coloration. D’une part, cette épée rappelle celle qui séparait Tristan et Yseult dans leur loge de feuillage de la forêt de Morois quand ils furent surpris par le roi Mark : elle est le signe d’une chasteté certes relative mais néanmoins incontestable au moment présent. Car l’épée tranche, sépare, éloigne, comme le montre le glaive flamboyant de l’archange lorsqu’Adam et Ève furent chassés du Paradis. D’autre part, en poussant plus loin l’analyse, on en vient à considérer l’épée comme un emblème phallique. Cela aussi est un lieu commun. Mais, dans cet épisode, l’épée suspendue au-dessus du lit – et qui surveille jalousement la virginité de la fille – représente le phallus paternel, à la fois agressif et terrifiant. Il existe de nombreux contes où l’on voit le père séquestrer sa fille pour l’éloigner de tout prétendant, car en donnant sa fille à un autre homme, celui-ci abandonne tout pouvoir et se retrouve donc lui-même néantisé. D’habitude, dans ce genre d’histoire, pour obtenir la fille, le héros doit d’abord tuer le père – qui est généralement un
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