Les Dames du Graal
la cour du roi boiteux, tu y as vu le jeune homme avec la lance rouge… et encore d’autres prodiges : tu n’en as demandé ni le sens ni la cause ! Si tu l’avais fait, le roi aurait obtenu la santé pour lui et la paix pour ses États, tandis que désormais il n’y verra que combats et guerre… » ( Peredur , trad. J. Loth). Elle est donc venue pour rappeler au héros qu’il avait une mission et qu’il ne l’a pas accomplie. Elle ne lui dit pas expressément de reprendre sa quête, elle se contente de jeter la honte et l’opprobre sur lui. Il doit maintenant réagir comme il l’entend, en individu responsable de ses actes.
C’est la première partie de l’intervention de Kundry. Elle se tourne alors vers Arthur et ses compagnons et les engage à partir délivrer une jeune fille dont la forteresse, située sur une montagne, est actuellement assiégée. « Celui qui la délivrerait acquerrait la plus grande renommée du monde. » Et sur ces mots, Kundry sort aussi rapidement qu’elle est entrée, laissant tout le monde dans une grande perplexité.
Si l’on comprend bien cette scène, Kundry est, comme l’Impératrice et la Demoiselle à l’Échiquier, une initiatrice. Elle réveille le héros qui s’est laissé gagner par la torpeur, elle lui transmet une nouvelle énergie. Elle en profite d’ailleurs pour proposer un but aux compagnons de la Table Ronde. Sorcière, elle l’est certainement, et en plus, selon Wolfram, elle en sait plus qu’il n’y paraît. « La pucelle montrait ses talents par son aisance à parler le latin, le païen {71} , le français ; la dialectique et la géométrie avaient affiné son esprit subtil ; elle possédait même la science difficile de l’astronomie » ( Parzival , trad. M. Wilmotte). Certes, Wolfram von Eschenbach a tendance à en rajouter, mais il faut bien reconnaître qu’il situe Kundry la Sorcière dans son cadre réel qui est celui non pas du monde féerique – comme peut l’être celui de l’Impératrice – mais de l’état intermédiaire. Kundry est un être humain qui connaît les secrets de l’Autre Monde et qui peut donc servir de guide à ceux qui décident de s’engager dans la quête. Mais en tant qu’initiatrice, en bonne « pédagogue », elle se contente d’attirer l’attention sur les faits, sur le but lui-même, et se garde bien d’indiquer la direction qu’il convient de prendre. C’est aux autres de découvrir le chemin.
Après cet épisode à la cour d’Arthur, il n’est plus jamais question de la Demoiselle à la Mule, ni chez l’auteur gallois, ni chez Chrétien de Troyes, ni chez ses continuateurs, ni dans les traditions dites de Robert de Boron et de Gautier Map. Par contre, le personnage va prendre une importance particulière dans le Parzival de Wolfram von Eschenbach et, par ce biais, atteindre une dimension universelle grâce au drame lyrique de Richard Wagner, Parsifal {72} , la dernière œuvre du compositeur et celle qui lui tenait certainement le plus à cœur. Et il n’est pas sans intérêt d’étudier les colorations diverses qui ont été plaquées sur cette figure archétypale au cours de ses métamorphoses.
Le point de départ est donc le modèle unique qui a servi aux trois conteurs : il s’agit effectivement d’une sorcière, médiatrice entre le visible et l’invisible, mais qui n’abandonne jamais sa nature humaine. Et si elle est laide, ridicule même, c’est pour affirmer sa spécificité : elle n’est pas comme tout le monde, et surtout, vu sa laideur, elle ne risque pas de susciter l’amour ni le désir d’un homme, ce qui lui donne une grande liberté. Elle peut en effet parcourir le monde des mâles sans craindre la moindre agression : on respectera toujours sa laideur, sans doute parce qu’elle cache une grande sagesse, une grande connaissance des secrets du monde. C’est, toutes proportions gardées, le rôle de Diogène le Cynique dans la bonne société athénienne où il jette le trouble en mettant les hommes devant leurs responsabilités. La hideuse Demoiselle à la Mule dérange , et c’est ce qui fait sa force.
Dans sa description de Kundry, Wolfram ajoute deux détails qui ne se trouvent pas dans les deux autres récits et qui prouvent que le poète bavarois voulait rattacher son personnage, très nettement celtique et occidental à l’origine, à une tradition sinon orientale, du moins très marquée par l’Orient. D’abord, Kundry porte un
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