Les Dames du Graal
elle va rejoindre l’autre chevalier, laissant Gauvain à son amertume.
Gauvain a gardé les lévriers. La jeune femme signifie à son nouveau chevalier servant qu’elle ne le suivra pas plus longtemps si elle ne récupère pas immédiatement ses lévriers. Il est lui-même très embarrassé par le caprice inattendu de celle qu’il convoite, mais il ne peut faire autrement : il rejoint Gauvain et lui réclame les chiens. Gauvain qui n’a toujours pas apprécié les attitudes respectives du chevalier et de la jeune femme qu’il croyait fermement éprise de lui, propose alors à son rival un jeu équivalant à celui auquel ils se sont livrés, à savoir soumettre ceux-ci à la même épreuve : ce sera aux lévriers de choisir librement celui qu’ils veulent suivre. L’autre chevalier accepte, persuadé que la meute s’en ira vers lui. Mais les lévriers rejoignent Gauvain qui, en pleine désillusion mais ayant acquis une solide philosophie, émet ce commentaire significatif : « Ces chiens, je les ai connus dans la forteresse de son père. Je les ai caressés et ils m’ont donné leur amitié. Les chiens sont une chose, et les femmes une autre. Sachez donc qu’un animal ne trahira jamais un humain qui lui a donné son amitié et à qui il a promis son affection » ( ibid. ). À une époque où, selon l’interprétation à la lettre de la Bible, cet éloge des animaux – qui ne sont pas encore des « machines », selon Descartes, mais qui sont nécessaires au service et à la disposition de l’homme – est assez surprenant. Cependant, après ces paroles, Gauvain s’en va avec les lévriers, sans détourner la tête.
Le chevalier ne l’entend pas ainsi et attaque Gauvain. Celui-ci se défend avec énergie et finit par tuer son adversaire. « Sa vengeance assouvie, il abandonna le corps sans un regard pour le cheval, le haubert et le bouclier. Il alla appeler les lévriers, puis courut reprendre son cheval. Il sauta en selle sans plus attendre » ( ibid. ). La jeune femme a beau pleurer, dire qu’elle avait suivi l’autre parce qu’elle craignait pour la vie de Gauvain, elle le supplie de ne pas la laisser seule, rien n’y fait. « Il abandonna la jeune femme et ne sut jamais ce qui lui était arrivé par la suite. »
Il semble que Gauvain connaisse certains problèmes avec la Femme. Bien sûr, on peut dire que ce texte, qui date du début du XIII e siècle, marque, en réaction contre l’époque courtoise, le retour à un antiféminisme latent, mettant l’accent sur l’inconstance et la versatilité de la gent féminine, voire sa propension à aller vers l’individu le plus beau, le plus fort et le plus riche. Mais il faut aller au-delà de ces constatations socio-psychologiques. Le problème auquel se trouve confronté Gauvain est bien plus important et bien plus lourd de conséquences. En traversant cette expérience, il s’aperçoit qu’en dépit de toutes les apparences, c’est la Femme qui détient tous les pouvoirs et qu’elle est libre d’en disposer envers celui qu’elle choisit, selon des critères qui ne sont d’ailleurs pas définis, mais qui peuvent se résumer par le mot « efficacité ». La jeune femme qui était soi-disant amoureuse de Gauvain ne l’est que de l’image que celui-ci représente. Passe une autre image, la jeune femme est tentée de l’attraper pour mieux savoir qui est qui et quel est l’être qui non seulement lui apportera la meilleure satisfaction physique mais qui se montrera le plus habile pour mettre en œuvre la souveraineté qu’elle-même représente.
Les conflits que rencontre Gauvain à propos de la Femme sont en réalité des conflits avec la notion de souveraineté. À cet égard, un récit plus tardif, rédigé en moyen-anglais à la fin du XIV e siècle, et connu sous le titre de the Weding of Gawain (le Mariage de Gauvain), est très révélateur. Il s’agit en fait d’un conte populaire oral, sans doute très connu en Grande-Bretagne, et qui sera repris un siècle plus tard par Geoffroy Chaucer dans ses Contes de Canterbury . Le héros en est Gauvain – bien que, de l’avis des médiévistes et de Gaston Paris en particulier, ce soit le roi Arthur qui en soit le personnage principal –, engagé comme d’habitude dans une série d’aventures impossibles.
Gauvain est occupé à chasser dans une forêt et rencontre un homme armé d’une massue. C’est un thème très répandu dans les récits celtiques ou
Weitere Kostenlose Bücher