Les Dames du Graal
n’appartient qu’à la Femme, et c’est elle qui en dispose à son gré. C’est l’un des enseignements qu’on peut tirer de tous ces récits, et particulièrement du Mariage de Gauvain . Mais le neveu du roi Arthur n’en a pas fini pour autant avec la féminité.
Il lui arrive même de résister à la tentation. Dans un récit anecdotique du début du XIII e siècle intitulé La Mule sans frein , une jeune fille, montée sur une mule, est venue se plaindre devant la cour d’Arthur qu’on lui avait dérobé le frein {94} de sa mule et avait promis un baiser à celui des chevaliers qui la retrouverait et la lui rapporterait. C’est le preux Gauvain qui se charge de cette mission. Au bout d’aventures fantastiques autant qu’héroïques, il parvient à récupérer le frein dans une forteresse dont la maîtresse est une étrange femme qui invite le vainqueur à partager son repas.
Un nain le conduit jusqu’aux appartements de la dame. « Elle était allongée sur son lit, vêtue d’une longue chemise blanche très échancrée et qui laissait apparaître la naissance de ses seins d’une blancheur remarquable. » Après avoir prononcé quelques paroles de bienvenue et l’avoir félicité de ses exploits, la dame le fait asseoir sur « un lit qui était revêtu d’un tissu de soie bordé de pierres précieuses ». Évidemment, Gauvain se sent tout de suite très attiré par la beauté et l’attitude même de cette étrange femme. On leur sert alors des mets délicats et des boissons quelque peu enivrantes qui font chavirer les esprits de Gauvain, d’autant plus que la femme se fait de plus en plus aguichante, lui révélant par la même occasion que la jeune fille à la mule est sa propre sœur, et l’avertissant enfin qu’elle n’a nullement l’intention de le laisser partir avec le frein.
C’est encore une épreuve. La dame lui fait cette proposition. « Cher seigneur, pourquoi ne pas rester avec moi ? Je mets à ton service ma personne et mes biens. Je possède trente-huit forteresses comme celle-ci, et il ne tient qu’à toi d’en être le maître. Ce serait un grand honneur pour moi d’avoir pour amant, et peut-être pour mari, si tu le désires, un guerrier aussi valeureux que toi » (trad. J. Markale). La tentation est forte, pour Gauvain, qui se voit ainsi investi soudainement d’un pouvoir qu’il n’espérait pas, d’autant plus que sa lucidité s’est quelque peu dissipée dans les vapeurs éthyliques. Visiblement, la mystérieuse femme est une image diabolique surgie de son inconscient et dont il ne reconnaît pas à première vue la malignité. Fée ou diablesse ? Dans les textes du Moyen Âge, la différence n’est pas facile à déterminer. Mais, brusquement, Gauvain se souvient des terribles épreuves qu’il a dû affronter et cela le réveille de cette torpeur qui s’emparait de lui : « La seule chose qui m’intéresse, c’est le frein que tu as dérobé à ta sœur, la jeune fille à la mule. C’est pour me faire remettre ce frein que je suis venu ici, et j’ai donné ma parole que je le ramènerai à sa propriétaire » ( ibid. ). Et la dame, qui se révèle ainsi plus fée que diablesse, vaincue par la loyauté de Gauvain et par sa fidélité à sa parole, le laisse partir avec le frein sans exiger la moindre contrepartie.
Cette femme mystérieuse est donc une fée, qui n’est ni bonne ni mauvaise, mais qui juge les actions et les intentions du guerrier, acteur du drame qu’elle a provoqué, et qui rend son verdict objectivement en reconnaissant que la valeur d’un individu dépend non seulement de sa force physique mais aussi de sa vie intérieure. Un récit français anonyme du milieu du XIII e siècle, Les Merveilles de Rigomer , fait de Gauvain le protégé d’une fée – qui est son amie – portant le nom de Lorie , et dont nul autre texte ne fait mention. Dans ce récit, assez long et touffu, c’est Lancelot du Lac qui occupe le devant de la scène et qui traverse d’innombrables aventures également héroïques et fantastiques. Il s’agit en fait d’aller délivrer la maîtresse de la forteresse de Rigomer des sortilèges qui font de ses domaines un territoire maudit. Mais ce n’est pas Lancelot, pourtant le meilleur chevalier du monde, qui réussit l’épreuve : il se fait piéger lamentablement et, ayant perdu la mémoire, il en est réduit à servir comme aide-cuisinier dans cet antre plus ou moins infernal. C’est
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