Les Dames du Graal
d’origine celtique : ce personnage n’est autre que le fameux dieu Dagda, l’un des Tuatha Dé Danann irlandais, équivalent de Gargantua, qui règne sans partage sur les animaux sauvages. Sa massue tue lorsqu’on en est frappé par un bout et ressuscite lorsqu’on en est frappé par l’autre. Or cet homme à la massue veut se venger de Gauvain qui, auparavant, l’a privé de son héritage. Il consent à lui laisser la vie sauve à condition qu’il fasse le serment de revenir un an plus tard, jour pour jour, à ce même endroit pour répondre à la question suivante. « Qu’est-ce que les femmes aiment par-dessus tout ? »
Pendant toute cette année, Gauvain s’informe auprès des uns et des autres, mais aucune des réponses qu’il obtient ne le satisfait. Et c’est le cœur lourd et rempli d’angoisse qu’il se dirige, un an plus tard, vers le lieu du rendez-vous, sachant très bien qu’il est en train de risquer sa vie.
Or, dans cette même forêt, Gauvain rencontre une femme d’une laideur repoussante, quelque peu analogue à Kundry, la « hideuse Demoiselle à la Mule ». Cette femme lui déclare qu’elle sait pourquoi il est là et affirme que toutes les réponses qu’il apporte sont mauvaises. « Je suis seule à savoir celle que tu dois dire, ajoute-t-elle, mais je ne donnerai cette réponse que si tu promets de m’épouser. » Voilà qui est net. Gauvain, contemplant la laideur de la femme, hésite un long moment, mais comme il ne peut faire autrement, il finit par accepter, se persuadant qu’il trouvera sûrement un moyen – encore de la casuistique ! – d’échapper à ce funeste mariage. La femme lui révèle alors que « ce que les femmes aiment par-dessus tout, c’est la Souveraineté . Dis cela à ton ennemi, et il maudira celle qui t’a si bien instruite » (trad. J. Markale). Gauvain va donc retrouver l’homme à la massue et lui fournit cette réponse. L’homme à la massue est furieux, mais ne peut rien contre ce qui a été convenu. Il laisse repartir Gauvain.
Celui-ci n’est pourtant pas au bout de ses peines. La femme laide vient lui rappeler sa promesse. Gauvain ne peut se renier. La mort dans l’âme, il revient à la cour d’Arthur et fait célébrer ses noces, sous les quolibets de tous les chevaliers. Le soir, comme il est de coutume, il va au lit avec sa nouvelle épouse, mais il lui tourne immédiatement le dos, bien décidé à dormir toute la nuit sans être obligé de s’occuper de sa compagne. Celle-ci lui demande d’avoir au moins la gentillesse de lui donner un baiser, par courtoisie , ajoute-t-elle. Gauvain se résigne et, surmontant sa répugnance, il se penche vers le monstre : à sa grande stupéfaction, il aperçoit, allongée près de lui, la plus belle femme qu’on puisse imaginer. Elle sourit et lui dit. « Tu peux choisir de m’avoir belle la nuit et laide le jour, ou inversement. » Gauvain trouve le choix décidément trop difficile : il se résout à laisser la femme libre de la décision. « Alors, dit-elle, tu m’auras belle à la fois le jour et la nuit. Ma marâtre, par magie, m’avait réduite à la forme repoussante dans laquelle tu m’as d’abord vue, et je ne pouvais retrouver mon aspect naturel que si le meilleur chevalier du monde voulait m’épouser et m’accordait souveraineté en tout. Tu m’as délivrée par ta courtoisie » (trad. J. Markale).
Cette histoire n’est pas unique et on en a de multiples versions avec les variantes qui s’imposent. Il arrive quelque chose de semblable au Bel Inconnu – qui est le fils de Gauvain – dans un récit connu sous le titre de l’Âtre périlleux , et où le héros doit baiser sur la bouche une horrible guivre (du latin vipera ), autrement dit un monstre ophidien qui, immédiatement, se transforme en une radieuse jeune fille {91} . Et une aventure analogue concerne les fils du roi d’Irlande Éochaid Muigmedon : c’est celui qui a le courage, pour procurer de l’eau à ses frères assoiffés, de donner un baiser à une femme d’une laideur effroyable {92} . Quant à Diarmaid O’Duibhné, l’un des plus célèbres héros irlandais, il obtient un grain de beauté qui le fait aimer de toutes les femmes parce qu’il a surmonté sa répugnance en dormant dans le lit d’un laideron {93} . La beauté se cache souvent sous des apparences. Et la beauté, symboliquement, c’est aussi la Souveraineté. Or, cette Souveraineté, on le voit bien,
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