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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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met les hommes pour ainsi dire dehors. Car on peut affirmer qu’il n’est pas un seul des habitacles choisis pour les trois mille fantassins de Romans qui possède véritablement un toit et quatre murs.
    Le G. U. P., groupe des unités de passage, ayant le provisoire pour règle, se devait d’être le plus déshérité de ces locataires. Il campe sur une espèce de crassier enclos de fils de fer, où s’enchevêtrent des débris de baraques foraines dont aucun Romanais ne peut se rappeler l’usage. Cela forme un dédale de niches, de hangars croulants, de tôles crevées, de planches disjointes, radoubées avec du carton, le tout rongé, rouillé par les pluies, chahuté par les vents, dans un décor de zone provinciale que jonchent des étrons séchés, des détritus d’usines en déconfiture, les monceaux de tessons et d’ordures domestiques de tout un faubourg, parmi lesquels achève de pourrir le cadavre d’une diligence jaune et noire, réformée pour le moins depuis le temps de Mac-Mahon.
    Une centaine d’hommes « en passage » croupissent depuis tantôt quatre mois dans ce taudis, sur une infime couche de paille, qui hésite entre la vocation de poussière ou de fumier. La température intérieure, depuis trois semaines, se tient aux environs de dix degrés sous zéro.
    C’est là que vient déferler l’invasion des fascicules bleus. J’étais un des premiers du lot. Ils débarquent maintenant à pleins wagons, à pleins cars. Tous ont été convoqués immédiatement et sans délai. La plupart ont sept, huit jours de retard. L’expérience récente de deux mobilisations leur a enseigné que dans cette guerre, on pouvait prendre tout son temps. Il fallait encore faire ce charroi, rentrer ce charbon, on attendait la permission du beau-frère : « Allons ben ! si après-demain l’Onésime est pas là, faudra tâcher moyen d’y aller. » Ainsi se manifeste le libre arbitre de l’homme démocratique. L’armée ne peut faire autrement que de s’en accommoder, trop débordée aussi pour y regarder de plus près.
    Les voici cent, deux cents, quatre cents, huit cents. Tous arrivent de Lyon ou des trois départements dauphinois, pour la majorité cultivateurs fort aisés des plus proches cantons de l’Isère et de la Drôme. Le premier contact ne laisse pas d’offrir quelques traits démoralisants. Entre autres, j’ai trente-six ans et deux mois. Je me crois et me sens encore en pleine jeunesse. Je vois autour de moi cette foule de paysans, au poil dur et grisonnant, noueux, marqués, travaillés en tous sens de rides profondes. Ce sont pourtant mes aînés d’un an ou deux à peine, mes conscrits, souvent mes cadets. Dans l’autre guerre, enfant, c’était ainsi que je voyais les territoriaux.
    Les Italiens, très nombreux, se distinguent assez mal à première vue, terrassiers, plâtriers, maçons vénitiens et lombards, souvent au pays depuis plus de trente ans, solides travailleurs, rougeauds, les mains et les épaules puissantes. Ce sont nos vétérans, tous quadragénaires, et tous anciens combattants, naturalisés ou non.
    Dans le fond du baraquement le plus reculé, une grosse tribu s’est encore agglomérée, effarouchée, se serrant les coudes, le teint verdâtre ou plombé, le cou rentré, l’œil inquiet et mouvant. Ceux-là sont les Arméniens de Valence et de Vienne. Et dans un lot compact de curés à bérets basques et bésicles, de facteurs, de douaniers en uniforme, surgit un clochard russe, en souliers vernis crevés, en vieux veston d’alpaga, défaillant de gel et de famine, les yeux révulsés, et qui demande aussitôt d’une voix agonisante le chemin de l’hôpital.
    Après des heures et des heures où l’on a tourné au hasard, la valise à la main, le reste brinquebalant à l’échine, battant la semelle, toussant, soufflant dans ses doigts, verdissant, bleuissant, au milieu du crassier enfin les appels commencent, qui vont durer sans trêve ni répit cinq jours durant. Ce sont des cérémonies affolantes, hantées de fantômes inlassablement invoqués avec tous les accents du désespoir et de la rage, une litanie inouïe où se bousculent les patronymes de Trébizonde avec les sobriquets naïfs de nos vieilles familles, les indicibles baptêmes des farceurs de l’assistance publique, un monologue de Bach dans un phonographe surréaliste :
    — Akhanasarian Agop, Akhanasarian Ardzroun, Arsianian Eznig, Kalandarichvilian, Bombetta Pompeone,

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