Les Décombres
capitaine par un deuxième classe. Nous allons donc garder le capitaine qui ne sert à rien. Évidemment, c’est regrettable. Mais il y a aussi les gens de la Sûreté dans ces trains. Ils ne peuvent pas nous sentir, on a déjà tous les ennuis du monde avec eux. Il suffira que vous ne soyez pas gradé pour qu’ils nous créent des empoisonnements dont nous n’arriverons plus à sortir. Donc, pas de Simplon ni de complet civil. Mais vous connaissez la Roumanie, n’est-ce pas ? Nous allons avoir quelque chose d’extrêmement intéressant par là-bas. Pour le moment, il faut que vous vous fassiez incorporer à la compagnie des secrétaires du 19 e Train. Allez-y maintenant, revenez à deux heures. Je vous donnerai du travail pour vous occuper un peu. Ce n’est pas ce qui manque ici ».
À l’heure dite, j’étais dans le bureau du capitaine.
— Vous devez le savoir, commença-t-il, ici nous faisons tous les métiers. J’ai horreur d’être bureaucrate. Depuis la mobilisation, j’espère une mission dans les Balkans ou dans l’Orient, des pays que je connais comme ma poche. Ça ne s’est pas encore décidé… En attendant, je suis le faussaire en chef. C’est moi qui ai le service des faux passeports. C’est assez rigolo. Voici ma collection ».
Il ouvrit, non sans quelque fierté, une armoire de fer. Elle était remplie de petits carnets de toutes les couleurs, aux armes du Reich, de l’Italie, de la Suisse, du Luxembourg, de la Norvège, de l’Irak, du Honduras, bref d’une cinquantaine de nations.
— Jusqu’à présent reprit le capitaine, j’ai travaillé avec un Juif-allemand qui habite rue de Lisbonne, un type qui se fait appeler Lemoine. Jamais vu une plus belle gueule de crapule. Mais on ne fait pas du S. R. avec des séminaristes. Maintenant que vous êtes là, nous allons pouvoir nous débrouiller tout seuls, avoir un service complètement autonome. Ça coûtera moins cher et ça sera beaucoup plus pratique. Vous allez commencer immédiatement. Je pars en permission tout à l’heure pour cinq ou six jours. Je vais vous laisser les clefs et vous me remplacerez. Alors, écoutez-moi bien. Ce n’est pas sorcier.
« Vous voyez, j’ai là-dedans cinq ou six cents passeports. En voilà de vrais et vierges, qui ont été barbotés dans une légation. Ceux-ci sont vierges et faux. Ils ont été imprimés spécialement. Il y en a quelques-uns qui sont très bien réussis, ces suisses par exemple. Les autres ne sont pas fameux, c’est dangereux. Vous regarderez ça de près pour bien faire la différence. Ces passeports italiens sont authentiques, mais leurs timbres sont faux. Ces belges sont faux, mais ils ont de vrais timbres. En voilà un dont la première page a été lavée. Nous pouvons y mettre l’identité que nous voulons. Mais ne vous amusez pas à laver n’importe quel passeport. Ça ne réussit que pour quelques pays, à cause du papier. Vous demanderez les détails au chimiste.
« Maintenant, attention aux cachets. Quand on peut avoir un passeport avec l’identité maquillée et des visas à l’intérieur qui vont avec la mission de notre type, c’est épatant. Mais vous comprenez que c’est plutôt exceptionnel. Pour les visas de légations, ce n’est pas compliqué. Vous regarderez si vous avez les modèles ici dans le tas. Si vous ne les trouvez pas, vous irez les prendre chez Lemoine… Mais non, voyons ! ce ne sont pas des tampons de caoutchouc. Il faut faire décalquer le modèle, retoucher les dates et le nom de la ville, et bien au poil, dans le même caractère. Et puis on reproduit à la pierre humide. Pour les timbres fiscaux, vous piquerez dans cette boîte. Si vous ne trouvez pas ce qu’il faut, vous tâcherez d’en décoller dans un passeport. Naturellement, il faut que vous sachiez les tarifs. C’est dans chaque patelin comme chez nous. Le tarif varie selon les ressortissants étrangers. En ce moment aussi, ça change presque tous les mois. Non, je n’ai pas de barème. Mais vous piocherez ça. (Il me tend une vingtaine de kilos de dossiers où d’un coup d’œil, je puis observer que le Liechtenstein est fraternellement mêlé à l’Iran, la police portuaire anglaise avec les entrées de devises en Bulgarie). Pas de blagues. N’allez pas me faire promener un Hongrois en Grèce, avec un visa daté du mois de mars et un prix qui a été majoré ou diminué de vingt drachmes depuis septembre dernier. Ne confondez pas non plus les visas
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