Les Décombres
équipée nordique, s’écouler tout l’hiver où les Finlandais se sont si bien battus, où cette entreprise aurait eu un sens profond, politiquement, économiquement, où ils auraient trouvé un allié à pied d’œuvre. Ils ont attendu que cet allié soit écrasé, qu’il ne pût plus être question de faire aux bolcheviks la moindre éraflure, pour s’élancer à l’aveuglette.
Mais ce scénario me passionne de moins en moins. La sottise monotone de chaque péripétie émousse ma curiosité quant à l’épilogue. Je retrouve la sereine indifférence du militaire, et cette fois je m’y enfonce bien. Mes amis du bureau sont des garçons délicieux, des modèles de philosophie. J’ai toutes les faveurs des seigneurs de la cuisine. Je me demande comment on peut s’embarrasser de mobilier, de vaisselle, quand une gamelle et une botte de paille fraîche subviennent si parfaitement à tous nos besoins.
Il fait beau et je suis dans les Alpes de mon Dauphiné, les montagnes que sans doute je préférerai toujours. On n’y entend point le cor d’Obéron, comme dans les forêts et sur les lacs à fées du Salzkammergut. Leur romantisme est abrupt, hautain, quelquefois écrasant. Elles sont assez belles, à leur manière farouche et magnifiquement plastique, pour se passer d’être accueillantes. Leur variété est infinie. Sur ce versant, ce sont les mélèzes noirs, les cascades, les glaciers, le Canada, la Norvège. Tournez la tête, sur l’autre versant, voici le roc dénudé, doré, veiné de rouge, avec un pin tordu qui écarte ses branches sur un fond d’azur éblouissant. C’est le Midi dont l’accent chante déjà au fond de la vallée.
Je suis allé au Mont-Genèvre. Il est libre pour les touristes. Le petit village fourmille de skieuses parisiennes, ravissantes et pépiantes. Les jeunes officiers du secteur sont chargés de représenter l’élégance mâle avec leurs windjacks blancs, et font des ronds de jambes aux terrasses des hôtelleries, où l’on prend le bain de soleil devant la dernière neige.
Parmi ces mondanités et ces coquetteries, l’armée a installé ses odeurs de graisse d’armes, de rata, de vieux cuir et d’écurie qui se mélangent au sillage des femmes fardées.
Les chasseurs tiennent ce secteur avancé et mondain. Non point les pimpants « diables bleus » défilant sur la Promenade des Anglais les jours de bataille de fleurs, mais de rustiques chasse-pattes auvergnats, effrangés et terreux. Les corvées de quartier se déroulent imperturbablement au milieu des cabriolets de sport, des jolies filles animées par le vent et de deux ou trois vieilles anglo-saxonnes excentriques. Les treillis boueux voisinent avec les beaux pantalons fuseaux, les chandails multicolores, les foulards à fleurs et les boucles blondes. Dans quelque soupente fumeuse, imperméable à l’air le plus tonique de France, un sergent-chef comptable et ses scribes jaunissent sur les rébus des situations administratives.
Le poste frontière est installé à deux cents mètres de la douane, dans un chalet décrépit. Sur le balcon, à la place où il y avait naguère les sabots du montagnard, un fusil-mitrailleur est pointé. Un autre dans un jardin, fiché sur un piquet, regarde le ciel, D. C. A. réglementaire et candide.
Cette maison jaune, à portée de mousqueton, c’est la douane italienne. Mais le chasseur mal rasé, qui monte la garde entre deux chevaux de frise, sous le mât du pavillon tricolore, médite peu sur son éminente fonction de dernier soldat de la terre française. Il est même assez copieusement saoul.
Je sais par les rapports journaliers de la place que sur ces lignes de crêtes et sur ces passes, les patrouilles italiennes et françaises fraternisent continuellement. Officiers de chasseurs et officiers d’« Alpini » s’invitent à tour de rôle dans leurs postes : « Relations extrêmement cordiales », disent les comptes rendus. Les troupiers ont un tarif pour l’échange du pernod et du véritable vermouth de Turin.
Nous sommes aujourd’hui au 15 avril 1940. Comme la guerre est loin d’ici !
* * *
Encore un cheval de crevé. On a éprouvé le besoin de fournir toute une cavalerie à nos officiers, à ceux du parc d’artillerie et du génie. Il n’est pas un de ces quinquagénaires qui ait jamais mis le pied dans un étrier, et les chevaux trépassent un par un d’inaction. Les mulets les imitent, tandis que les paysans dont les écuries ont
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