Les Décombres
mois du conflit, dans un pays abasourdi de fables sur les hitlériens français, pour qu’on lût dans les journaux, sous les manchettes mêmes de la grande offensive, ce titre surprenant : « Les Allemands de Paris vont être internés ».
Dans le soir lumineux, les filles aux longues boucles allaient aux bras des adolescents, heureuses de marcher dans leur pas large et sûr, pâmées et consentantes comme on ne les avait jamais vues. Que de couples, de baisers et d’étreintes ! Sous les arbres des jardins, une odeur étourdissante de belles enfants en volupté se répandait avec les ombres de la nuit. L’amour et la mort allaient de pair. On le savait du reste. Mais on ne soupçonnait pas que cette loi commandât avec une aussi implacable et irrésistible rigueur.
* * *
Le pape venait d’assurer la Hollande, le Luxembourg et la Belgique de son émotion douloureuse et de sa paternelle affection. Maurras saluait avec pompe « cette action dont l’effet était flagrant ». Il saluait aussi la retraite de M. Chamberlain, en le félicitant de s’être repris au lendemain de Munich, où on avait pu croire un instant qu’il fraternisait avec Hitler.
Au Petit Parisien, où M. Joseph-Elie Bois se croisait une fois encore pour la civilisation, s’étalaient les révélations extraordinaires de M. von Wiegand, Berlinois émigré : « Hitler prévoit sa mort ». Et l’on annonçait pour un prochain numéro : « Hitler somnambule ».
Londres annonçait joyeusement que Hitler venait de subir une effroyable défaite, puisqu’il avait ordonné de prendre la Hollande en trois jours.
Thierry Maulnier, l’homme qui ne parlerait jamais de la guerre, écrivait : « Les porte-parole officiels des gouvernements hollandais et belge ont pu déclarer hier que la guerre-éclair du chancelier Hitler avait dès maintenant échoué. »
Tiens ! En lisant attentivement les trois colonnes du commandeur de la Légion d’Honneur Charles Morice, parmi quatre ou cinq articles géographiques copiés du Larousse et la nouvelle de notre éclatante victoire aérienne, on découvrait que Maëstricht était tombée.
* * *
Après avoir taillé tous les crayons de la section italienne, je venais d’entamer mes énormes travaux. Ils consistaient pour l’essentiel à recopier, dans un ordre un peu plus grammatical et selon les canons du style militaire, des notes d’agents dont il apparaissait assez bien que les belles-lettres n’étaient pas leur fort. Le commandant B…, éminent universitaire, spécialiste de la littérature italienne, se livrait auprès de moi au même exercice. Au bout de ma première matinée de rédaction, je n’avais pas eu à transcrire moins de trois notes, qui faisaient bien quarante lignes chacune, sur la présence d’un groupe de soldats de l’intendance italienne dans un lot du Dodécanèse et la composition du dernier défilé militaire devant la population de Karpathos.
Le capitaine L. T… s’extasia sur ma célérité, et comme mes travaux du jour étaient ainsi expédiés, me conseilla d’étudier au plus vite quatre ou cinq bouquins italiens sur l’organisation de l’« esercito » transalpin. Je m’y plongeai sans garder pour cela les yeux et les oreilles dans ma poche.
Des trois officiers de ma section, un seul, le capitaine L. T…, chef de fait malgré son grade inférieur, était de carrière. Mais il avait suffi pour imprimer à notre cellule toutes les traditions militaires. Il ne fallait pas longtemps pour juger, et la suite ne tarderait pas à me le confirmer, que durant dix heures quotidiennes, sans oublier ma précieuse assistance, la capacité de travail de ces trois hommes au reste cultivés, sérieux et de la meilleure compagnie, était, franchement risible, celle d’une demi-journée de dactylo peu surmenée.
Le capitaine L. T…, breveté d’état-major, excellait dans ce pli si purement militaire consistant à se composer une attitude qui vous tient bientôt lieu d’éthique, de méthode et de jugement. Cet honnête Français, rempli de dévouement, de conscience professionnelle, de patriotisme, se donnait, en s’y prenant tout le premier, une héroï-comédie du labeur, du devoir et de l’autorité, qui l’avait amené à se conduire comme un frelon. Il était sur le pont seize heures par jour. Il déjeunait et dînait en vingt minutes, revenait au pas gymnastique, ordonnait une descente aux archives comme une sortie d’attaque,
Weitere Kostenlose Bücher