Les Décombres
centre d’organisation automobile de l’armée. On nous dirige aussitôt sur la compagnie qui nous attend, la 107 e , qui loge à trois kilomètres, à Chambourcy, un petit village très banal de maraîchers, à flanc de coteau au milieu des vergers et des potagers.
En sortant de la banlieue immédiate de Paris, on a quitté le pays civil. L’armée règne en maîtresse. On sent la troublante proximité de la guerre. On s’aperçoit tout à coup que l’arrière-front est à vingt kilomètres de la place de l’Opéra. Chambourcy, fourmillant déjà des tringlots de la 107 e , vient d’être envahi, dans le soir qui tombe, par une horde de chasseurs alpins. J’entends autour de moi tous les accents du Sud-Est. J’aborde un gars joyeux qui est de la Drôme. Il arrive de Norvège avec son bataillon. Plus exactement, il est allé jusqu’en vue des côtes. Là, les bateaux ont fait demi-tour. Ils sont retournés en Écosse : « Ah ! mon gars, tu parles d’une réception ! Des fleurs, des tonneaux de whisky, toutes les femmes après nous. On a défilé avec les cors. Ils en rotaient. Ah ! quelle bringue ! Et tout à l’œil. Ça, je ne reverrai jamais un triomphe pareil. »
Il vaut mieux ne pas sourire de cette apothéose couronnant une aussi lamentable équipée. Cette odyssée, cet enthousiasme, les « scotch girls », cela fait pour ces garçons une énorme victoire. Ils sont excités au plus haut point, les Provençaux surtout, naïvement fiers d’être ceux de la plus longue retraite, convaincus d’être invulnérables puisqu’ils arrivent sans dommage de si loin.
— On monte en ligne cette nuit. Il paraît qu’on va dans le secteur de l’Oise. Alors, tu comprends, on veut rigoler un peu.
Demain soir, ils seront sous le feu, au milieu de cette bataille inconnue qui depuis trois semaines a fait de si terrifiants ravages. Mais ils chantent, gambadent, envahissent les cafés, font un colossal et joyeux raffut, comme sous les platanes d’une vogue du Midi.
Mon cantonnement est le « T bis », dans le grenier à foins d’une petite ferme. D’instinct, comme déjà dans les autobus, nous nous sommes groupés d’après nos têtes. Nous avons laissé entre eux les mirliflores les plus musqués. Notre escouade compte avec moi trois anciens fantassins qui donnent incontinent le ton. Pour tous les autres, c’est sans doute la première fois depuis neuf mois qu’ils couchent hors de leur lit. Cependant, ils ont déjà l’air de troupiers. Ils se préparent philosophiquement à deux années de guerre. Dieu merci, je n’aurai pas à subir les moues et les délicatesses de freluquets en uniforme.
Une partie de notre bande loge au fond de la cour, dans une sorte de poulailler plus ou moins désaffecté. À travers un grillage qui ferme le fond, deux gaillards ont aussitôt déclaré leur flamme aux deux filles de la maison voisine. La plus jeune, dix-neuf ans à peine, déjà mariée, est très appétissante. Elles écoutent de la meilleure grâce les Roméos en calot qui brûlent les étapes audacieusement. Il est vrai qu’ils sont cloîtrés.
Seul, l’avocat m’embête. Je me demande pourquoi il nous a suivis. Il est désigné pour le poulailler. Il y pénètre, la mine inquiète et offensée, soulevant du bout de l’ongle une toile d’araignée, garant sa magnifique vareuse des murs poudreux. Il ressort presque aussitôt, la main devant les narines, la voix défaillante :
— Seigneur ! mais c’est infâme ! quelle odeur ! Et il faut s’étendre par terre ? Ah ! mon Dieu, jamais, non jamais je ne pourrai coucher là-dedans.
Va-t-il nous casser longtemps les pieds avec ses grands airs, celui-là ?
* * *
En notre qualité de derniers arrivants, nous prenions la garde le lendemain dès midi pour vingt-quatre heures, garde montée avec un luxe de sentinelles et de consignes digne des avant-postes.
Pendant la faction, baïonnette au canon, devant la maison de notre état-major, j’essayai de m’initier aux mœurs du C. OR. A2. On voyait passer et repasser à tout instant un personnage de trente-cinq à trente-six ans, nanti d’un simple galon de maréchal des logis, mais qui, à sa mine d’autorité, à l’énorme volume d’air qu’il déplaçait autour de lui, devait être considérable.
— Tu ne le connais pas encore, celui-là, me dit un poilu. C’est Loewenstein (entendez : Lovainstène), une jolie vache. Paraîtrait que c’est un neveu du
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