Les Décombres
bataille s’étendait de la mer jusqu’à Laon. Avec une rapidité méthodique et inexorable, les Allemands, sitôt Dunkerque liquidé, avaient retourné leur énorme machine de guerre, pulvérisant les candides espoirs de contre-attaque. C’était cette fois la ruée certaine et décisive, face à Paris, droit sur nous.
* * *
Je suis parvenu aux heures qui m’ont fait avant toutes les autres entreprendre ce récit, écrit trop lentement et au petit bonheur par un journaliste dont les loisirs sont aussi rares que bousculés. Au lendemain de l’armistice, il me semblait que je ne serais jamais assez riche de notes, de détails, pour faire revivre ces semaines de juin 1940 dont nous sortions effarés. Après plus d’une année de recul, elles m’apparaissent sous des proportions beaucoup plus modestes, dans le déroulement de l’immense drame dont elles n’ont été que l’une des premières scènes, vite jouée.
Je me sens recru aussi de courtelinades pitoyables. C’est par malheur le sort de tout écrivain attelé à la chronique fidèle d’une pareille déliquescence, enregistrant jour par jour les signes monotones et grotesques de ce ramollissement. Il faut pourtant que ces choses soient dites. Mais que l’on songe aux nausées, à l’accablement de ceux qui durent les vivre minute par minute.
Le canon de l’attaque allemande avait redoublé sur-le-champ l’activité du C. OR. A2. Le brigadier-trompette, une sorte de gros charcutier alsacien couleur de saucisse, dévalait Chambourcy, dressé sur un vélo, sonnant au rassemblement comme les houzards de Lasalle sonnaient la charge. Coudes au corps, nous nous précipitions vers le grand parc devenu notre Champs de Mars, pour nous trouver face au maréchal des logis Loewenstein, arpentant d’une botte nerveuse un petit tertre, au milieu d’un état-major anxieux et muet. Les initiés arrivaient par petits paquets au bout d’une demi-heure et de deux ou trois autres rappels de trompette. Quand le cercle s’était suffisamment épaissi autour de lui, M. Loewenstein, d’un timbre où retentissait toute la gravité de l’heure, faisait sortir du rang six hommes et un brigadier pour une corvée de paille, puis ordonnait de rompre. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées qu’éclatait de nouveau la trompette impérieuse :
Attention les bleus, ça va ch…
et M. Loewenstein, après une méditation napoléonienne, dépêchait six autres hommes sur une camionnette pour chercher à Poissy des marmites qui ne s’y trouvaient pas.
Je suis au regret d’éplucher encore ces infimes sottises dans un livre qui semble prétendre parfois à certaines ambitions. Mais ce n’est point ma faute si chacune de nos heures se déroulait ainsi dans un corps archimoderne, à deux heures de roues d’une bataille qui achevait de décider de la guerre pour la France, où nous venions d’apporter, dans notre incorrigible candeur, nos images d’une armée talonnée par la plus terrible nécessité, se déterminant aux moyens extrêmes, faisant flèche de tout bois.
Nous découvrions que parmi les effectifs présents du C. OR. A2, l’un des rouages essentiels, l’une des réserves de combat de l’arme automobile, vaste régiment de camionneurs pour préciser encore, il s’en trouvait près de la moitié qui n’avaient jamais touché un volant de leur vie, un dixième à peine qui possédât son permis de poids lourds.
Je pouvais encore me pénétrer pour mon compte de la délicate attention du sort qui, m’ayant fait commencer la guerre, si je puis dire ! avec des Arméniens, me la faisait terminer avec des Juifs. La 107 e compagnie groupait dans ses rangs un ghetto des plus réussis, venu de l’unique corps de troupes françaises qui eût pu se prévaloir du sceau de Salomon pour insigne, l’honorable section des secrétaires d’état-major du 19 e Train, la cohorte des mitrailleurs de la Remington. Nous avions les Juifs parisiens, invertis sucrés, snobs d’une insolence caricaturale, familiers du Racing, seigneurs du XVI e arrondissement depuis l’affaire Dreyfus, les Juifs algériens, boudinés, huileux ou saurs, les Juifs bessarabiens, livoniens, hongrois, l’œil glaireux, l’échine inquiète, le teint moisi. L’uniforme, bien loin de les fondre, était un révélateur extraordinaire de la race, tant il lui était étranger, affublant une invraisemblable armée de petits esthètes glapissants, de Corydons de pissotière, de
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