Les Décombres
au fond, décide Loewenstein. Que chacun prenne une rangée de poiriers et la remonte. Je suis derrière pour vous éclairer avec ma lampe.
J’aurais donné un mois de tabac pour que nous pussions tomber sur un couple mal reculotté ou, avec plus de chance encore, sur le garde champêtre. Je n’ai pas besoin de dire que si un lascar muni d’une pétoire quelconque avait pris la fantaisie de nous tirer dessus, avec la lampe et la remarquable stratégie de M. Loewenstein, il nous eût descendus comme à la cible. Pour l’instant, c’était moi surtout que dévorait l’envie de brûler sans crier gare mes cartouches, de simuler une chasse à l’homme, de révolutionner Chambourcy et sa garnison comme Ambert dans Les Copains.
Nous avions atteint le fond du champ, bredouilles. Le maréchal des logis Loewenstein semblait aussi décontenancé que s’il n’eût plus trouvé l’obélisque au milieu de la Concorde.
Je n’y comprends rien, fit-il d’un ton navré. C’est un espion. Il fait des signaux en code. Il s’est pourtant réfugié là. Enfin, allez vous coucher. Je veillerai seul. Je finirai bien par l’avoir.
Minuit sonnait. C’était mon tour de garde sur un carrefour, à l’entrée de Chambourcy. J’étais encore hilare de notre promenade peau-rouge. Mais à vrai dire, il y avait dans cette nuit printanière assez de phantasmes flottants pour chavirer une imagination un peu prompte à s’émouvoir. Des lueurs soudaines, projecteurs, fusées étranges, sillonnaient l’immense firmament. Parfois le rai lumineux était si violent et fugace qu’on ne pouvait l’identifier. Des avions rôdaient, avec cette lourde lenteur, cette insistance malveillante qu’ils semblent prendre lorsqu’on ne les voit pas. Vers Paris, des batteries antiaériennes déclenchaient leurs éclairs spasmodiques. Un grondement monta et se rapprocha. Une colonne de blindés débouchait à quelques centaines de mètres plus bas, sur la route de Quarante-Sous. Les chenilles se suivaient à courte distance. Puis venaient de longues files de camions, puis encore des chenilles. L’assourdissant et interminable convoi déferlait dans les ténèbres de toute sa vitesse. Ce ne pouvait être qu’un renfort alerté en hâte. Un phare trouait la nuit, le temps de deux tours de roue, je percevais un bref cri d’homme, qui traversait le fracas et semblait précipiter plus vite encore ces masses d’acier et ces soldats vers la bataille.
Un brigadier de ronde était venu m’avertir que je ne serais pas relevé. Le maréchal des logis Loewenstein avait donné l’ordre de doubler toutes les sentinelles. Mon compagnon arriva à pas lents de laboureur. C’était un grand diable de cul-terreux picard, dont je ne distinguais pas le visage, avec un accent presque inintelligible. J’écoutais toujours le défilé pressé des blindés.
Mes paupières s’appesantissaient. Cette faction devenait éreintante. Je maudissais Loewenstein et ses lubies. Vers trois heures et demie, un roulement sourd nous fit dresser les oreilles. Il arrivait du fond de l’horizon, ponctué de détonations graves et puissantes.
— Écoute, dis-je, la D. C. A. ne fait pas ce bruit-là. Ça vient du Nord. Il y a les grosses pièces qui tirent. C’est un vrai bombardement.
Le Picard eut une espèce de rire fêlé.
— T’in fais pô, va ! Ça, mon gars, c’est cor’ les Boch’s qu’ont crevé l’front. Tu peux m’croère. J’sins d’près d’Avesnes. J’en deviens. J’ies ô vus à l’ouvrage. Passeront ben partout. Sav’ fair’ la guerre, ces copains-là. Ça y est, ont crevé l’front.
Le paisible prophète, sans plus s’attacher à une aussi parfaite évidence, enchaîna :
— Commencent à nous fair’ chier, acque leur putain d’garde. J’irô ben m’coucher, moué ! Je sins tout refroidi.
J’étais tendu tout entier vers cette lointaine rumeur. Ce ne pouvait être qu’une gigantesque canonnade, que la vallée de l’Oise apportait jusqu’à nous. La bataille, que cette nuit en travail faisait pressentir, avait dû s’allumer par là.
L’aube se leva. Le canon se tut tout à coup. L’artillerie avait sans doute déjà terminé sa besogne. L’infanterie devait entrer maintenant dans le combat, à l’heure classique de l’assaut.
— Va, est ben sûr qu’ont crevé.
Quelques heures plus tard, les premières nouvelles de l’offensive allemande nous arrivaient, rapidement confirmées par les communiqués. La
Weitere Kostenlose Bücher