Les Dieux S'amusent
marin avait été englouti, il
avait eu largement le temps de se noyer.
Le rocher de Scylla présentait lui aussi, sur la paroi qui
faisait face à Charybde, une profonde anfractuosité, mais celle-ci était à
mi-hauteur. Dans cette grotte vivait une ci-devant nymphe, métamorphosée jadis
en monstre pour avoir repoussé les avances d’une divinité de rang supérieur. C’est
elle qui avait donné son nom au rocher. Elle avait la forme d’une gigantesque
pieuvre, dont chacun des six tentacules se terminait par une tête de chien à
trois rangées de dents. Par un curieux contraste, les aboiements de cette meute
monstrueuse n’étaient pas plus puissants que ceux d’un chiot nouveau-né. Chaque
fois qu’un oiseau, un dauphin ou des marins passaient à leur portée, les têtes
de Scylla jaillissaient brusquement de la grotte et happaient leurs victimes.
En arrivant en vue des deux îlots, Ulysse balança longuement
sur la conduite à tenir. Trois solutions s’offraient à lui, La première
consistait à passer à mi-chemin des deux rochers ; quelques instants de
réflexion suffirent à convaincre Ulysse que c’était la plus mauvaise. En effet,
en choisissant cette route, Ulysse se trouverait à la fois dans le rayon d’action
de Charybde et de Scylla, et courrait les deux risques simultanément.
La deuxième solution consistait à se mettre hors de portée
de Scylla en frôlant Charybde. S’il avait la chance de passer entre deux
aspirations, il ne subirait alors aucun dommage ; mais si, au contraire, une
aspiration se produisait au moment de son passage, le navire et ses occupants
seraient engloutis ; c’était donc tout ou rien.
La troisième solution, enfin, consistait à échapper au
danger de Charybde en passant tout près de Scylla. Dans ce cas, il était
certain que six rameurs seraient enlevés par les têtes de Scylla, mais, à
condition de passer assez vite, les autres s’en sortiraient.
Ulysse choisit la troisième solution, préférant la certitude
d’une perte limitée à la possibilité d’une perte totale. Sans le savoir, il s’était
posé et avait résolu d’une manière élégante un problème, aujourd’hui classique,
de la « théorie des jeux » : il avait choisi la stratégie dite
du « mini-max » qui consiste à minimiser le risque maximal encouru.
De crainte que ses marins ne refusassent de tenter le
passage, il ne leur parla pas de la présence du monstre dans le rocher de
Scylla. Au moment où le navire passait devant la grotte, six têtes terrifiantes
en jaillirent et six marins furent emportés dans les airs en remuant leurs jambes
comme des pantins désarticulés. Mais, lorsque le monstre voulut tenter une
deuxième sortie, Ulysse et ses trente-huit soldats survivants étaient déjà hors
de sa portée.
Les bœufs d’Apollon
Tirésias avait mis Ulysse en garde contre un troisième
danger : celui de déplaire à Apollon en s’attaquant aux troupeaux de bœufs
que celui-ci élevait dans l’île du Soleil. Pour ne prendre aucun risque, Ulysse
avait décidé de ne pas faire escale dans cette île. Mais, lorsque, après avoir
ramé sans répit pendant plusieurs jours, les marins d’Ulysse aperçurent à
proximité l’île du Soleil, ils supplièrent Ulysse d’y débarquer, ne fut-ce que
quelques heures, pour se reposer et reconstituer leurs réserves d’eau.
— Tu as un corps et une âme d’acier, lui dirent-ils, tu
parais insensible à la fatigue ; mais nous autres, qui sommes des hommes
ordinaires, nous avons besoin d’un peu de repos.
Ulysse se laisse fléchir, mais à la condition expresse qu’ils
ne passeront qu’une nuit sur l’île, qu’ils n’y prendront que de l’eau et que
surtout, sous aucun prétexte, ils ne porteront la main sur l’un des bœufs d’Apollon.
Ses compagnons s’y engagent par serment. Ils abordent dans l’île et hissent le
navire sur la plage.
Pendant la nuit, une violente tempête se lève ; le
lendemain matin, elle fait encore rage, rendant l’appareillage impossible.
Jour après jour, elle se prolonge, obligeant Ulysse à
demeurer sur l’île bien plus longtemps qu’il n’avait prévu. Au début, ses
marins restent calmes : avec les provisions que leur a données Circé, ils
ont encore de quoi manger. Mais, après trois semaines de tempête, les
provisions sont épuisées et les hommes commencent à avoir faim. Pendant
quelques jours, ils se nourrissent misérablement de racines, de
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