Les Dieux S'amusent
l’énigme, et
le Sphinx les avait tous dévorés. Depuis, plus personne n’osait se rendre à
Thèbes ni en sortir, et la vie du pays était paralysée. Dans la situation où j’étais,
j’estimais ne pas avoir grand-chose à perdre. Je décidai d’affronter le Sphinx.
» Il me fit asseoir devant lui et me proposa l’énigme
suivante :
» — Quel est l’animal qui marche le matin sur
quatre pattes, à midi sur deux pattes et le soir sur trois pattes ?
» Puis, conformément à sa coutume, il retourna un
sablier dont le contenu s’écoulait en trois minutes. Il ne m’en fallut que deux
pour trouver la solution :
» — C’est l’homme, répondis-je ; au matin de
sa vie, il marche à quatre pattes ; à l’âge mûr, il marche debout sur ses
deux jambes ; quand vient la vieillesse, il s’appuie sur une canne.
» La foule nombreuse qui nous entourait éclata en
applaudissements.
» Vexé et faisant preuve d’une insigne mauvaise foi, le
Sphinx prétendit que quelqu’un, dans la foule, m’avait soufflé la réponse et
que, par conséquent, je devais me soumettre à une deuxième épreuve :
» — Quelles sont, me demanda-t-il, les deux sœurs
qui s’engendrent mutuellement ?
» Je n’eus pas de peine à trouver : — Ce sont,
lui répondis-je, la journée et la nuit.
» Cette fois, ma victoire était incontestable. Ulcéré, le
Sphinx sauta de son rocher dans le vide, avec l’intention, peut-être, de s’envoler.
Ses petites ailes étant incapables de le porter, il s’écrasa au sol et mourut
aussitôt.
» Porté en triomphe, je fus conduit au palais royal de
Thèbes, pour y être présenté à la reine Jocaste. Dès que je la vis, j’éprouvai
pour elle une vive sympathie, et même un sentiment plus profond que la
sympathie. Elle me parut avoir déjà une trentaine d’années, mais elle était d’une
grande beauté et son visage respirait la douceur.
» Elle me remercia pour le service que j’avais rendu à
son pays et m’invita à dîner avec elle. Pendant le repas, je lui dis qui j’étais
et la raison qui m’avait fait quitter mes parents et mon pays.
» À ce récit, elle sourit tristement.
» — Tu n’aurais pas dû attacher d’importance à la
prédiction de l’oracle, me dit-elle. Cette prêtresse d’Apollon manque d’imagination
et utilise constamment les mêmes formules. Ce qu’elle t’a dit à toi, elle le
disait déjà il y a près de vingt ans, je suis bien placée pour le savoir.
» Et la reine Jocaste, à son tour, me raconta sa vie. Elle
avait épousé, très jeune, le roi de Thèbes, Laïos. Bientôt enceinte, elle était
allée, avec son mari, consulter l’oracle de Delphes sur l’avenir de l’enfant qu’elle
attendait. Et l’oracle lui avait répondu que cet enfant « tuerait son père
et épouserait sa mère ». Épouvanté par cette prophétie, le roi Laïos avait
décidé de faire mettre à mort le bébé le jour même de sa naissance : un
serviteur, chargé de cette sinistre mission, avait pendu l’enfant à un arbre de
la forêt voisine.
» — Je ne me suis jamais pardonné ce crime, conclut
Jocaste, ce crime auquel nous avait conduits notre aveugle crédulité. Quant à
mon mari, le roi Laïos, il en fut, lui aussi, si affecté qu’il se mit à me
délaisser fréquemment et à s’absenter pour de longs voyages. C’est à l’occasion
d’un de ces voyages qu’il fut attaqué et tué par une troupe nombreuse de
voleurs. Veuve et sans enfants, j’ai désormais la lourde tâche de gouverner
seule le royaume de Thèbes.
» Ému par le récit de la reine Jocaste, j’acceptai, à
sa demande, de rester quelques jours chez elle. Bientôt, la sympathie que nous
avions ressentie l’un pour l’autre se transforma en un sentiment plus fort ;
j’épousai Jocaste et devins roi de Thèbes.
» Près de quinze ans s’écoulèrent ainsi, pendant
lesquels nous eûmes quatre enfants : deux garçons et deux filles. Au cours
de cette période, j’appris un jour que mon père, le roi Polybe, était mort d’une
mort naturelle. Cette nouvelle acheva de me convaincre de la fausseté des
prédictions des oracles.
» Il y a quelques mois, cette période de tranquillité
fut brusquement interrompue par une terrible épidémie de peste qui s’abattit
sur le pays. La médecine s’étant avérée impuissante à la combattre, je finis, sur
les instances du peuple, par demander une consultation à l’oracle
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