Les Dieux S'amusent
encore, mais aveugle, et dont le visage portait
les marques de la souffrance. Il était soutenu et guidé par deux très jeunes
filles qui lui ressemblaient. Thésée les accueillit avec son hospitalité
coutumière et les invita à sa table ; à la fin du repas, il demanda
courtoisement à l’étranger d’où il venait et quels étaient les événements ou
les malheurs qui l’avaient amené à quitter son pays.
Le récit d’Œdipe
L’étranger se fit un peu prier ; il craignait, disait-il,
d’importuner son hôte par le long récit d’une vie tragique. Il finit cependant
par céder à l’insistance de Thésée, et commença par ces mots :
— Je me nomme Œdipe ; ces deux jeunes filles qui m’accompagnent
et qui font tout pour adoucir mes souffrances se nomment Antigone et Ismène.
— Leurs visages rappellent le tien, interrompit Thésée.
Sont-elles tes sœurs, ou peut-être tes filles ?
Œdipe, perdu dans ses pensées, parut ne pas entendre la
question de Thésée et poursuivit son récit.
— Mon plus ancien souvenir remonte au jour de mes sept
ans. J’habitais une grande et belle chambre du château royal de Corinthe. Dès
mon réveil, ma gouvernante — car dans les familles royales, tu le sais
bien, les enfants ont des gouvernantes — me dit que mes parents m’attendaient
dans la salle à manger. Mon père, le roi Polybe, et ma mère, la reine Péribée, m’accueillirent
avec tendresse et me donnèrent mes cadeaux d’anniversaire. Puis, avec une
certaine gravité, mon père me parla :
» — Tu es, Œdipe, notre fils unique ; à ce titre,
tu me succéderas un jour sur le trône de Corinthe. Maintenant que tu as atteint
l’âge de raison, tu dois commencer à te préparer à tes futures responsabilités.
» À partir de ce jour, on me donna un précepteur, et je
partageai mon temps entre les études, les exercices physiques et les jeux. Dix
années s’écoulèrent ainsi, qui furent sans doute les plus heureuses de mon
existence. Lorsque j’eus dix-sept ans, mon père m’invita à compléter mon
éducation par un voyage de quelques mois dans les pays voisins.
» C’est au début de ce voyage que l’idée funeste me
vint d’aller consulter, sur mon destin futur, le célèbre oracle de Delphes. Tu
sais comme moi, Thésée, que cette prêtresse d’Apollon passe pour connaître l’avenir
de tous les humains, et qu’elle accepte de le leur révéler, mais à l’aide de
formules le plus souvent ambiguës ou obscures. Dans mon cas, cependant, sa
réponse fut on ne peut plus claire : « Tu tueras ton père et tu
épouseras ta mère », me dit-elle. Bien que je n’eusse jamais accordé un
grand crédit aux soi-disant oracles et devins, je fus bouleversé par cette
prédiction et, pour éviter qu’elle ne se réalisât, je pris instantanément la
décision de m’éloigner à tout jamais de Corinthe et de mes parents.
» Je partis à pied, en direction de l’est, sans but
précis et de fort mauvaise humeur. C’est à cette mauvaise humeur qu’il faut
attribuer le grave incident qui me survint quelques jours plus tard. Je
traversais un col, par un sentier étroit, lorsque je vis arriver, en sens
inverse, un petit groupe de cinq hommes à cheval. Le premier d’entre eux, qui
paraissait leur chef, me cria d’une voix rude de m’écarter pour lui laisser le
passage. Sur mon refus, il dégaina son épée et chercha à m’en frapper. Mais je
fus plus rapide que lui et l’étendis mort sur le chemin. Ses quatre compagnons
sautèrent aussitôt de cheval et m’attaquèrent. Mes forces étaient décuplées par
la colère ; j’en tuai trois, et le quatrième s’enfuit sans demander son
reste. Comme je m’estimais en état de légitime défense, c’est sans remords que
je repris ma route. J’entrai quelques mois plus tard dans le royaume de Thèbes.
Je le trouvai plongé dans une consternation dont la cause me fut révélée
bientôt par ses habitants : un monstre bizarre, ayant un corps de lionne, un
buste et une tête de femme et deux petites ailes sur les épaules, y faisait
régner la terreur. Ce monstre, appelé le Sphinx, se tenait accroupi sur un
rocher, à l’entrée de la ville de Thèbes. À tous les passants, il s’adressait
en ces termes : « Je vais te proposer une énigme ; si tu en
trouves la solution, je te laisserai passer ; sinon, tu perdras la vie. »
Quelques voyageurs avaient relevé le défi, mais aucun n’avait résolu
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