Les Dieux S'amusent
tués par un homme seul. Pour ne pas partager leur
sort, je me suis enfui à cheval. Et c’est pour ne pas être accusé de lâcheté et
de trahison que j’ai prétendu, à mon retour, que nous avions été attaqués par
une troupe nombreuse.
» — Qu’as-tu fait depuis cette époque ? lui
demanda Tirésias.
» — Je me suis retiré dans un village reculé et je
n’ai plus, jusqu’à ce jour, remis les pieds à Thèbes.
» — Crois-tu que tu pourrais, aujourd’hui encore, reconnaître
le visage du meurtrier de Laïos ?
» — Il est gravé dans ma mémoire, répondit le
témoin.
» Sans même attendre que Tirésias m’y invitât, je
sortis de derrière mon rideau. L’homme me regarda un instant et s’écria :
» — C’est lui !
» Je l’avais déjà deviné, mais cette confirmation m’accabla.
Voyant mon trouble, Jocaste vint à mon aide :
» — Tu n’as rien à te reprocher, s’écria-t-elle. C’est
Laïos qui t’avait provoqué. Et jusqu’à aujourd’hui tu ignorais l’identité de l’homme
que tu avais tué.
» — Il l’ignore encore en partie, reprit Tirésias,
mais dans un instant il la connaîtra tout à fait.
» Et il fit entrer son deuxième témoin. C’était un des
plus vieux serviteurs du palais, celui-là même qui, trente ans plus tôt, avait
été chargé par Laïos de l’exécution du bébé que venait d’enfanter Jocaste.
» — Répète-nous, lui dit Tirésias, ce que tu m’as
avoué hier au sujet de la mission dont t’avait chargé Laïos.
» D’une voix tremblante, le vieux serviteur raconta :
» — Malgré la pitié que j’éprouvais pour l’enfant,
je n’osais désobéir aux ordres de mon maître. Mais je m’avisai, au dernier
moment, que si Laïos m’avait ordonné de pendre le bébé à un arbre de la forêt, il
n’avait pas précisé par quelle partie du corps devait s’effectuer cette
pendaison. Plutôt que de le pendre par le cou, je le pendis donc par les pieds,
et laissai l’enfant, en pleurs mais vivant. À mon retour au palais, je pus, sans
mentir, jurer que j’avais accompli ma mission.
» Sans nous laisser, à Jocaste ou à moi-même, le temps
d’intervenir, Tirésias fit entrer alors un troisième témoin, très âgé lui aussi,
et le pria de déposer à son tour :
» — Je suis un berger de Corinthe, commença l’homme.
Il y a une trentaine d’années, comme la sécheresse avait flétri les pâturages
de mon pays, je vins faire paître mon troupeau aux environs de Thèbes. En
traversant une forêt, j’entendis les cris d’un nouveau-né. Je m’approchai et
découvris un bébé, pendu par les pieds à une branche d’arbre. Je le détachai, le
soignai, le nourris du lait de mes brebis et le ramenai quelques semaines plus
tard à Corinthe. Le roi Polybe et la reine Péribée, qui n’avaient pas d’enfants,
adoptèrent celui que j’avais trouvé et, en souvenir des circonstances de sa
découverte, l’appelèrent Œdipe, qui signifie « pieds enflés ».
» Je restai muet d’horreur : ainsi la double
prédiction de l’oracle de Delphes s’était bien réalisée. Polybe et Péribée, que
j’avais fuis, n’étaient pas mes vrais parents. En croyant échapper à mon destin,
je m’étais précipité à sa rencontre. J’étais le meurtrier de mon père, Laïos, et
l’époux de ma mère, Jocaste. Quant à mes quatre enfants… Tu me demandais tout à
l’heure, Thésée, si Antigone et Ismène, qui m’ont accompagné ici, étaient mes
filles ou mes sœurs. Je n’ai pas osé te répondre alors, mais tu sais, maintenant,
qu’elles sont à la fois l’un et l’autre.
Œdipe resta silencieux quelques instants, la gorge serrée
par l’émotion. Puis il reprit :
— Pendant que je faisais ces terribles réflexions, Jocaste,
très pâle, avait quitté sans un mot la salle du trône. Quelques instants plus
tard, saisi d’inquiétude, je la suivis dans notre chambre. Lorsque j’arrivai, elle
s’était pendue et avait cessé de vivre. Je songeai d’abord à l’imiter, mais je
ne me sentis pas le droit de laisser mes enfants orphelins. Pour me punir de
mon crime, involontaire mais monstrueux, je me crevai les yeux.
» Dès le lendemain, je fus chassé de Thèbes. Aveugle, sans
ressources, dévoré de honte, je serais mort depuis longtemps sans le dévouement
et l’amour de mes filles, Antigone et Ismène, qui n ont pas voulu m’abandonner.
Partout où je passe, on me regarde
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