Les Dieux S'amusent

éventuels. Une dizaine d’énormes portes de chêne permettaient l’accès
à la ville. En outre, à l’intérieur des remparts, d’immenses entrepôts avaient
été construits, permettant aux Troyens d’emmagasiner suffisamment de provisions
pour pouvoir soutenir, si nécessaire, un siège de vingt ans. Apollon et Neptune,
satisfaits de leur travail, allèrent trouver Laomédon pour lui dire que la
cérémonie de pose de la dernière pierre pouvait, comme convenu, être organisée
pour le lendemain 3 juin. Mais Laomédon, qui, depuis le début, était bien
décidé à ne pas leur payer ce qu’il leur avait promis, inventa un stratagème
perfide :
    — La cérémonie commencera demain matin à dix heures, leur
dit-il. Vous ferez d’abord un exposé de présentation de votre travail ; puis
nous offrirons un sacrifice aux dieux en leur demandant d’accorder leur
protection éternelle à notre ville ; après quoi, nous nous mettrons à
table ; enfin, après le déjeuner, je prononcerai mon discours, qui se
terminera par la pose solennelle de la dernière pierre.
    Apollon et Neptune acceptèrent sans méfiance ce programme.
    La matinée du 3 juin se déroula comme prévu : l’exposé
des architectes dura une heure et la cérémonie religieuse une heure et demie.
    À midi et demi, les deux cents invités du roi se mirent à
table. Le menu du banquet avait été préparé par Laomédon lui-même. Il
comportait soixante-trois plats différents. Avec un tel menu, vous pouvez
imaginer que le repas traîna en longueur. Il était près de cinq heures de l’après-midi
lorsqu’on sortit de table et que Laomédon commença son discours. Il se livra, pour
commencer, à un éloge prolongé du talent et de la conscience professionnelle
des architectes ; puis il retraça d’une manière détaillée les différentes
étapes de la construction en évoquant longuement tous les incidents qui s’étaient
produits. Les invités bâillaient ; certains même, alourdis par une
digestion laborieuse, s’endormaient sur leur siège. Et le temps passait. À huit
heures, ayant enfin terminé son historique, Laomédon déclara qu’il allait
conclure son discours par une analyse comptable des dépenses du chantier ;
et il se mit à lire, une par une, les 2 843 factures des fournisseurs de
pierre, de bois de charpente, de sable, de pelles, de paniers, etc., qu’il
avait payées au cours des trois ans qu’avait duré le chantier. Lorsqu’il
termina, la nuit était tombée depuis longtemps et c’est à la lueur des torches
que fut posée enfin la dernière pierre, aux applaudissements de la foule
épuisée.
    Le lendemain matin, Apollon et Neptune se présentent de
bonne heure au palais de Laomédon pour se faire payer leurs honoraires.
    — Vous plaisantez, leur dit le roi. Il était convenu
que vous ne seriez payés que si la dernière pierre était posée trois ans, jour
pour jour, après le début des travaux, avant le coucher du soleil. Or ce
délai n’a pas été tenu. Contentez-vous donc, pour tout salaire, du bon repas
que je vous ai offert hier et des compliments que je vous ai adressés
publiquement.
    Pendant quelques instants, Apollon et Neptune restent muets
de stupeur. Enfin, Apollon déclare d’une voix étranglée :
    — Tu nous le paieras cher, espèce…, espèce de…
    Il cherchait une injure qui fût à la hauteur de son
indignation : « voleur » lui paraissait insuffisant, ainsi que « bandit »,
« escroc », « ordure » ou même « crapule ». Neptune
lui vint en aide :
    — Espèce de flibustier, laissa-t-il tomber.
    Le terme de « flibustier » désignait alors, et
désigne d’ailleurs toujours, des pirates particulièrement dénués de scrupules. Depuis
cette époque, il est également utilisé pour désigner des orateurs qui, pour
retarder une décision ou un vote dans une assemblée, prononcent à la tribune un
discours interminable.
    Laomédon ne parut pas ému par les menaces des deux
architectes, dont il ignorait toujours la véritable identité, et les renvoya
sans ménagements. Mais il n’allait pas tarder à apprendre, à ses dépens, à qui
il avait réellement affaire.
    Apollon et Neptune, en effet, demandaient peu après audience
à Jupiter et, en considération de la longue pénitence qu’ils avaient subie, obtenaient
du roi des dieux leur pardon et la restitution de leurs pouvoirs divins. Aussitôt,
pour se venger de Laomédon, Neptune, dieu de la mer,