Les dîners de Calpurnia
c'était Petronius qui lisait le récit de la mort au combat de Cléomaque de Pharsale :
" En pleine guerre contre les Erétriens, Cléomaque s'était porté sur leur demande au secours des habitants de Chalcis trop faibles pour résister à la cavalerie ennemie. "Toi seul peut nous sauver, gr‚ce à ta force et ton courage, en chargeant en tête", avaient-ils dit en implorant Cléomaque.
Celui-ci demanda alors au jeune garçon qu'il aimait s'il assisterait au combat. "Naturellement !" répondit gravement ce dernier en essuyant une larme. Puis il embrassa son héros, l'aida à se vêtir de son armure et le coiffa de son casque.
" Cléomaque trouva dans ce choix courageux une raison supplémentaire de se battre. Il regroupa l'élite des guerriers de Chalcis, fonça à leur tête sur la cavalerie ennemie et réussit à la mettre en déroute, donnant ainsi ïa victoire à ses armes.
" Hélas, Cléomaque périt dans la bataille. On peut voir aujourd'hui à
Chalcis son tombeau surmonté d'une colonne. Et l'amour des garçons, jadis proscrit, y est désormais respecté et honoré comme nulle part ailleurs.
Aristote qui raconte la mort de Cléomaque cite cette chanson, célébre à
Chalcis :
"Jeunes garçons pleins de charme et de gr‚ce Et dotés des qualités de vos péres
Ne repoussez jamais les désirs des guerriers."
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" De tous les stratéges, l'Amour est le seul invincible. Il est possible d'abandonner ses compatriotes, de laisser ses parents, ses amis et même ses enfants mais jamais aucun ennemi ne pourra se glisser entre deux amants pour les séparer.
" Les peuples les plus guerriers comme les Béotiens, les Lacédémoniens et les Cretois ne sont pas seuls sensibles à l'amour des garçons. Il faut aussi se rappeler les héros du passé, les Méléagre, Achille, Aristoméne et autres Cimon. Et encore Epaminondas, le vainqueur de Sparte qui était l'amant de deux garçons1 ! "
Pendant sa lecture, Lucinus avait pris la main de Petro-nius. Il la serra, regarda son ami et dit avec un sourire :
- Je voudrais être Cléomaque pour pouvoir te demander si tu assisterais au combat que je m'apprêterais à livrer aux Erétriens.
- J'hésiterais à te répondre car je tiens à toi. Mais puisque nous baignerions dans l'héroÔsme, finalement, je te coifferais de ton casque.
- Me pleurerais-tu aprés la bataille ?
- Je te sculpterais un tombeau grandiose. Avec une colonne !
Les deux amis rirent de bon cúur. Il y avait du bonheur dans ce rire.
Petronius sentait confusément qu'il ne regardait plus Lucinus de la même maniére. Il s'apercevait soudain que son compagnon était beau, il découvrait le bleu de ses yeux en amande et avait envie de toucher le triangle de peau bronzée que découvraient les plis de sa tunique. Il se ressaisit et dit :
- Je dois rentrer. Ce soir il y a un dîner au Vélabre. Veux-tu venir ? Je t'avais promis une invitation, c'est l'occasion.
- Je veux bien. Cela ne m'aurait pas plu de te quitter maintenant. Mais que va dire ta grand-mére ? Elle ne m'attend pas...
- Aucune importance. Le Vélabre, c'est la maison des amis. Et tu es mon ami.
1. Erotikos vient d'être joliment réédité en poche aux éd. Arléa dans une excellente traduction du grec de Christiane Zielinski.
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- Oui, je suis ton ami. Et bien plus que tu ne le crois !
Ils sortirent du forum et marchérent, main dans la main, le long de Vicus Tuscus. A cette heure, les rues de Rome étaient pleines de leur monde étrange et bruyant. Les voitures et les chariots n'avaient pas encore le droit de circuler mais les litiéres bousculaient les passants et recevaient chaque fois leur flot d'injures. Ce tohu-bohu ne gênait pas les deux garçons. Même dans les bousculades, leurs mains restaient enlacées. A un moment, pourtant, la foule massée autour de l'éventaire d'un marchand de saucisses les obligea à se séparer.
- Attention ! cria Lucinus. Tu sais qu'aucun ennemi ne peut se glisser entre nous !
Un langage codé était en train de naître entre eux. Celui qui isole en tout lieu et en toute circonstance les ‚mes confondues.
A l'approche du Circus Maximus les passants se firent plus rares et le chemin qui conduisait au Vélabre était pratiquement désert. Le tenancier de la taverne proche de la maison guettait le client sur le pas de sa porte.
Petronius l'avait aperçu et s'était demandé un instant s'il ne devait pas l
‚cher la main de Lucinus. Mais il avait aussitôt pensé que ce serait
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