Les disparus
très religieux.
En même temps, Bob avait gardé le nom de Grunschlag, alors
que Jack l'avait anglicisé. Les choses peuvent être étranges entre frères.
Il y avait donc Jack, Sarah, Debbie et Bob qui attendaient
les Américains venus les interviewer. Une fois entrés dans l'appartement, nous
avons découvert un autre homme âgé assis à la table, lui aussi. Jack m'avait
parlé de lui : Boris Goldsmith, qui avait quatre-vingt-neuf ans et avait vécu
en face de chez Shmiel et sa famille. Jack m'avait prévenu que ce Boris était
plutôt dur d ' oreille – pendant tout l'après-midi, il allait porter
sa main à l'oreille pour régler sa prothèse auditive –, mais au moment où
j'ai fait sa connaissance, il m'a paru lucide et robuste, et doué d'une
présence à la fois forte et facétieuse. Il portait une veste pied-de-poule
noire et beige, et lorsqu'il nous a serré la main j'ai remarqué que sa bouche
avait eu un scintillement métallique. C'était une vision que j'avais fini par
associer, à ce moment-là, à l'Europe de l'Est.
Matt et moi avons installé le matériel pour l'interview
pendant que nous attendions tous l'arrivée de la dernière invitée, Meg
Grossbard, qui comme Jack, comme Bob, comme les autres, avait fait ce voyage
improbable de Bolechow aux New South Wales, après la guerre (vous comprenez,
m'avait dit Jack au téléphone un an plus tôt, lorsqu'il m'avait appelé pour la
première fois, pas mal d'entre nous avaient pensé à fuir pour l'Australie,
avant la guerre ; nous avons donc gardé l'idée en tête après ça et nous avons
fini par y aller). J'allais apprendre par la suite que de la famille de Meg
– vingt-six personnes à Bolechow uniquement – seuls son mari, le
frère aîné de celui-ci et elle avaient survécu à la guerre. Meg et son mari
s'étaient installés à Melbourne où, comme à Sydney, il y avait une importante
communauté de survivants. Son beau - frère, Salamon Grossbard, s'était
installé à Sydney. Il ne s'était jamais remarié après que sa femme et son
enfant avaient été tués. Âgé de quatre-vingt-seize ans, il était top
faible, m'avait dit Jack, poux assister à cette réunion dans son appartement.
Mais Meg était venue de Melbourne en avion pour cette occasion et elle allait
séjourner chez son beau-frère.
Elle ne devrait plus tarder, m'a dit Jack.
J'espère qu'elle ne sera pas trop en retard, ai-je répliqué.
Avec une expression un peu opaque sur le visage, Jack a
ajouté, C'est quelqu'un de très singulier.
J'étais particulièrement impatient de rencontrer cette Mme
Grossbard. C'était en partie seulement parce que Jack m'avait rapporté que
cette Meg (qui avait adopté ce prénom anglophone en arrivant en Australie)
avait été la meilleure amie de Frydka ; si je voulais apprendre des choses sur
Frydka, avait-il dit, je ferais bien de lui parler, dans la mesure où lui ne
pouvait me parler que de Ruchele. Mais aussi intéressant et crucial que cela
ait pu être pour moi, j'étais encore plus impatient d'entrer en contact avec M.
Grossbard, même si Jack m'avait expliqué qu'il était un de ceux qui avaient été
emmenés à l'Est par les troupes soviétiques battant en retraite, pendant cet
été 1941, et qu'il serait par conséquent incapable de m'apprendre quoi que ce
soit sur ce qui était arrivé à ma famille pendant la guerre : il avait été au
fin fond de l'Union soviétique pendant que Bolechow souffrait sous l'occupation
allemande. C'était à cette époque-là, en effet, que sa femme et son jeune fils
avaient été tués.
Mais j'avais mes raisons de tant vouloir rencontrer ce M.
Grossbard. Né en 1908, il appartenait à une génération antérieure à celle de
Jack, de Bob et de Meg, qui étaient, après tout, les amis et les condisciples
des enfants de Shmiel, les cousines disparues de ma mère. Mille neuf cent huit,
c'était l'année au cours de laquelle Neche, Jeanette, l'épouse condamnée de
leur cousin germain, était née : et pourtant elle était morte depuis si
longtemps, elle semblait appartenir au passé si entièrement, au monde des
histoires et des légendes de famille, qu'il m'était impossible de penser à
elle, quand j'ai entendu parler de M. Grossbard, comme à quelqu'un qui aurait pu
être encore en vie. Cet homme vénérable était le dernier habitant de Bolechow
vivant de la génération de mon grand-père. Tout comme j'avais fantasmé, la
première fois que j'avais entendu parler de Mme Begley, qu'elle
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