Les disparus
la tuer. Elle est restée là
jusqu'au 30 octobre. Le pharmacien Kimmelman est mort là aussi dans la salle.
Complètement nue, Szancia Reisler, la femme de Friedmann, l'avocat, a dû danser
sur des corps nus. A midi, les rabbins ont été emmenés hors de la salle et il
n'y a plus de traces d'eux ensuite. On dit qu'ils ont été jetés dans l'égout.
Les gens ont été gardés comme ça du 28 au 29 octobre sans
nourriture et sans eau, jusqu'à 16 heures. A 16 heures, ils ont tous été
emmenés en camion dans les bois de Taniawa, à 8 ou 10 km de Bolechow. Environ
800 personnes ont été abattues là. Il y avait une planche au-dessus d'un fossé
sur laquelle les gens étaient obligés de marcher et ils étaient abattus et
tombaient dans la fosse ; certains étaient grièvement blessés, d'autres
légèrement. Ducio Schindler s'est échappé de là dans la soirée. Il a grimpé
dans un arbre et a assisté à toute l'exécution, jusqu'à ce que la fosse soit
remplie. Il nous a tout raconté. Le lendemain, le 30 octobre 1941, le préfet de
police Köhler a ordonné au Judenrat, le conseil juif, appointé par les
autorités nazies pour servir d'intermédiaire entre les Allemands et la
communauté juive, et pour exécuter leurs ordres de nettoyer la salle du Dom
Katolicki, d'emporter les 29 cadavres au cimetière, la Gestapo a exigé le
paiement des munitions dépensées pour l'exécution. Le Judenrat a dû payer. En
plus de cela, ils les ont forcés à leur payer 3 kg de café en grains pour les
frais de main-d'œuvre.
Il est donc possible maintenant de savoir ce qui s'est
passé, même s'il est difficile de reconstruire avec certitude ce qui est arrivé
en particulier à Ruchele. Elle a été arrêtée, très probablement, après midi, le
mardi 28 octobre, alors qu'elle marchait dans les rues de sa ville avec ses
amies. Elle a ensuite été emmenée au Dom Katolicki et, là, a probablement été
témoin de certains des événements décrits ci-dessus – même si nous devons
garder à l'esprit que les Juifs qui ont été obligés de se coucher sur le sol du
D.K., cet après-midi-là, avaient reçu l'ordre de ne pas lever la tête, et que
ceux qui se relevaient étaient souvent abattus immédiatement ; il est donc
peut-être préférable de dire que Ruchele n'a pas été témoin de ce qui se
passait, mais qu'elle a surtout entendu des coups de feu, des cris, des
insultes, un piano, les pas d'une danse maladroite sur la scène.
Il est possible (pour continuer) que Ruchele, âgée de seize
ans, ait été tuée là, puisque nous savons que des gens l'ont été. Il est en
effet possible qu'elle ait été la fille nue sur la scène, avec qui le rabbin,
les yeux en sang, a été contraint de danser ou sur laquelle il a été contraint
de se coucher. Je préfère penser que non. Mais si elle a survécu à ces
trente-six heures, ce qui n'est pas le cas de tous, nous savons que, à quatre
heures de l'après-midi, le 29 octobre, un mercredi, après avoir passé la
journée précédente, la nuit et la matinée dans un état de terreur qu'il serait
idiot de vouloir imaginer, après avoir gémi de faim et de soif, après s'être
souillée, sans aucun doute, de sa propre urine, car personne ne peut se retenir
pendant une journée et demie, elle a alors été emmenée, épuisée, affamée,
terrifiée, souillée, chose à laquelle il est difficile, peut-être même gênant,
de penser, une expérience dégoûtante, profondément humiliante pour un adulte,
mais une possibilité que je dois considérer, si j'essaie d'imaginer ce qui lui est
arrivé, elle a été emmenée à Taniawa – qu'elle ait marché pendant quelques
kilomètres ou qu'elle ait été embarquée dans un camion, il est impossible de le
savoir – et là, après avoir attendu dans une terreur encore plus grande
pendant qu'elle regardait ses voisins, groupe après groupe, des gens qu'elle
avait vus dans sa petite ville toute sa vie (enfin, pendant seize ans), monter
l'un après l'autre sur une planche et tomber dans la fosse : après avoir vu ça,
son tour est venu, elle a marché nue sur la planche – avec quelles pensées
en tête, il est impossible de le savoir, même s'il est difficile de ne pas
imaginer qu'elle pensait, dans ces derniers instants, à sa mère et à son père,
à ses sœurs, à sa maison ; mais peut-être (vous êtes une personne
sentimentale, m'a dit un jour Mme Begley, avec mépris et indulgence à la
fois), peut-être qu'un très bref
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