Les disparus
Retournons jeter un dernier coup d'œil, pourquoi
elle insistait toujours pour voir d'autres endroits, pour poser d'autres
questions, pour tirer de ses voyages beaucoup plus que je ne l'aurais fait, J'ai
le sentiment qu'on pourrait très bien ne jamais repasser par ici et qu'il faut
donc en tirer tout ce qu’on peut. Froma n'allait pas se contenter,
absolument pas, des Habsbourg morts. Elle s'intéressait surtout aux sites qui
avaient quelque chose à voir avec les juifs. Et je suis forcé d'admettre de
nouveau qu'en raison de ma propre histoire, de l'influence de ma famille et de
ses histoires, mes émotions étaient accaparées par un site en particulier qui
pouvait ne pas présenter un grand intérêt pour la plupart des gens. Car ce
n'est pas avant notre dernier jour à Vienne – après avoir visité le Musée
juif dans Dorotheergasse (ou on peut apprendre, comme ça a été mon cas, que peu
de temps après l'arrivée des premiers Juifs dans la ville, à la fin des années
1100, a eu lieu le premier pogrom au cours duquel seize Juifs ont été tués,
épisode auquel le pape a accordé sa bénédiction) ; après avoir vu le nouveau
musée sur l'ancienne Judenplatz, place des Juifs (sous laquelle, nous
a-t-on appris, des archéologues ont découvert les vestiges de la première
synagogue de la ville, détruite en 1420, l'année où, le 23 mai, le duc a
ordonné que les Juifs de Vienne soient ou bien emprisonnés ou bien chassés et
leurs biens confisqués ; ces vestiges ne peuvent cependant pas être très
importants puisque les pierres de la synagogue démolie ont servi à la
construction de l'université de la ville) ; après avoir examiné le mémorial des
Victimes autrichiennes de l'Holocauste, conçu par l'artiste britannique Rachel
Whiteread, lequel a la forme d'un cube de béton représentant une bibliothèque
de sept mille volumes dont les portes sont closes en permanence et dont les
livres ne peuvent donc être lus, au pied duquel sont inscrits les noms des
endroits où près de soixante-dix mille Juifs viennois ont été exterminés
– après avoir vu tout cela donc, que nous sommes allés, le dernier jour,
au Zentralfriedhof, au grand Cimetière central de la ville. Nous y sommes allés
parce que Froma tenait tout particulièrement à trouver la tombe originale du
pionnier du sionisme au XIX e siècle, Theodor Herzl, « le père
de l'Israël moderne », mort à Vienne en 1904 à l'âge de quarante-quatre
ans (et dont les cendres avaient été transférées en 1949 dans l'Etat d'Israël,
nouvellement fondé : ce geste a du sens quand on pense au fait que les tombes,
les sites funéraires, les mémoriaux et les monuments sont inutiles aux morts,
mais signifient beaucoup pour les vivants). Nous avons consulté l'une des
innombrables cartes et guides que Froma aime acquérir pendant ses voyages
– moins inquisiteur et plus passif je préfère quant à moi déambuler et
tomber sur les choses – et nous avons fait nos plans.
Le trajet en tramway du centre de Vienne au Zentralfriedhof
prend une bonne vingtaine de minutes, et le cimetière est tellement gigantesque
qu'il y a un arrêt de tramway pour chacune des portes ; la distance entre deux
portes (par quoi j'entends non seulement la distance mais aussi le temps qu'il
faut pour aller de l'une à l'autre) est non négligeable. Nous avons commencé à
la Porte 1, qui est la porte de 1'« Ancienne » Section juive du
cimetière, et nous avons avancé dans un fouillis de tombes qui, cet été-là,
étaient un peu en friches, même si un tollé récent sur l'état déplorable de cette
nécropole autrefois grandiose avait déclenché un effort de restauration très
célébré. Mais après avoir erré pendant près d'une heure au milieu des pierres
tombales et des monuments élaborés et négligés, des mémoriaux pour des êtres
que plus personne n'est en mesure de venir voir, puisque la plupart des
descendants de ces figures importantes du XIX e ont eux-mêmes disparu de la surface de la terre, il est devenu évident
que nous n'étions plus à la bonne place. Et donc, après vingt minutes de marche
jusqu'à la section centrale, nous avons marché encore vingt autres minutes
jusqu'à la Porte 4, où se situait la Nouvelle Section juive. J'avais peu
d'intérêt pour Herzl ou pour sa tombe, parce que, comme je l'ai dit, Israël
était encore à ce moment-là un endroit qui me laissait parfaitement
indifférent. Mais j'ai été bouleversé par
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