Les disparus
pires blizzards qu'ait connus la
ville au cours de la dernière décennie : une furieuse tempête de neige qui nous
avait obligé à attendre neuf heures sur la piste de décollage à JFK, observant
avec une certaine anxiété les dégivreurs arrosant les ailes de notre avion, et
cette anxiété n'avait pas décru même après le décollage pour Heathrow, puisque
nous savions à ce moment-là que nous avions manqué notre connexion pour
Stockholm et que nous commencions à nous demander s'il y aurait encore des vols
au moment où nous allions atterrir. Pendant tout ce temps, je me suis fait du
souci pour Matt, qui avait une peur bleue des avions, je le savais, et qui
pensait que je ne le regardais pas quand, au moment de notre décollage
chaotique et déplaisant, il a sorti de sa poche une photo de sa fille âgée de
six mois et l'a embrassée furtivement, comme s'il s'était agi d'une icône. Le
caractère furtif de son geste m'a affecté autant que la vénération de la petite
icône : la vénération, parce que c'était une pure expression d'amour paternel,
émotion à laquelle j'avais beaucoup réfléchi depuis mon voyage en Israël, et la
furtivité, parce qu'elle me rappelait que notre improbable association dans la
quête d'Oncle Shmiel commençait à peine à effacer les années de brouille entre
Matt et moi, des années passées sans avoir grand-chose à se dire et sans savoir
comment se le dire. Il y a bien des façons de perdre des parents, ai-je pensé :
la guerre n'en est qu'une parmi d'autres. Sur la photo que Matt a embrassée
quand il croyait que je ne regardais pas (et qu'il allait embrasser à chaque
décollage, par la suite), sa fille, ma nièce, est déguisée pour une fête de
Halloween dans un costume en feutrine verte qui était censé la faire ressembler
à un pois dans sa cosse.
Nous sommes donc arrivés très tard pour la première étape de
notre voyage d'automne, épuisés, frigorifiés, trempés et vaguement déprimés. La
journée que nous avions complètement perdue puisque nous arrivions avec seize
heures de retard – le vendredi 5 décembre – était heureusement celle
que nous avions prévu de consacrer à une marche dans la ville et à la
découverte des sites touristiques. Notre première interview avec Klara était
prévue pour le samedi. C'est parce que nous avons manqué le vendredi que nous
n'avons pas pu voir les sites touristiques et que ce que nous avons vu de la
ville est limité à ce que nous avons pu observer depuis les vitres de notre
taxi, pendant que nous foncions chez Klara Freilich, le samedi, et à ce que
nous avons pu découvrir lorsque nous l'avons revue, le dimanche et le lundi. Du
bleu, du gris, du blanc, avec des touches de brique rouge ; des tourelles et
des flèches, et des immeubles massifs ; de l'eau partout. Nous avons jeté des
coups d'œil dans tous les sens et bavardé avec l'interprète polonaise que
j'avais engagée à l'avance, grâce au concierge de l'hôtel : une femme née en
Pologne qui devait avoir, j'ai pensé, près de cinquante ans et vivait à
Stockholm depuis de nombreuses années. Ewa était belle, avec un profil marqué,
un air intelligent, et des cheveux noirs très courts, une tête qui faisait
penser à une pièce de monnaie romaine. Alors que le taxi s'enfonçait dans la
banlieue de Stockholm par cette matinée couverte du samedi, nous avons expliqué
à Ewa ce qu'était notre projet, qui était Klara et ce que nous espérions
apprendre.
La cloche d'un tramway a retenti quelque part, plus fort que
d'habitude, sans doute à cause de la température de l'air. Ewa nous a regardés
et a souri. C'était un projet très intéressant pour elle, a-t-elle dit, parce
qu'elle-même était juive. Quelle coïncidence ! avons-nous dit, même si je
n'étais plus du tout surpris désormais par les coïncidences. Ewa nous a un peu
parlé d'elle. Elle a dit que c'était seulement lorsqu'elle avait laissé la
Pologne et épousé le fils d'un rabbin orthodoxe qu'elle avait appris ce que
c'était que d'être juive.
Mon père était communiste et ma mère ne l'était pas,
a-t-elle expliqué. Je n'ai donc rien su de la religion ou de la judéité avant
que nous allions en Israël. Je suis entrée dans une synagogue pour la première
fois de ma vie lorsque je me suis mariée à Goteborg, en Suède.
Le chauffeur a consulté la feuille de papier sur laquelle
nous avions écrit l'adresse que nous avait donnée Meg. Bandhagen semblait être
constitué
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