Les disparus
jeu appelé Der Rote König, le
Roi Rouge. Les films qu'ils allaient voir autrefois, le samedi après-midi,
quand ils prenaient les fauteuils les plus chers, au troisième rang, avec
l'avocat, M. Reifeisen, qui était myope et qui s'était – je l'avais
appris, mais pas par Malcia – pendu à une poutre dans son bureau, peu
après l'arrivée des Allemands. Les films de Greta Garbo, se souvenait Malcia,
de Jeanette MacDonald ! Elle se souvenait de Bruckenstein, le restaurant
qui appartenait à un pianiste aveugle, lequel avait été contraint, pendant la
première Aktion, à jouer des airs entraînants sur un piano placé sur la
petite scène du Dom Katolicki, pendant que les hommes de la Gestapo arrachaient
les yeux du rabbin Landau et obligeaient l'autre rabbin, Horowitz, à monter sur
cette scène pour se coucher sur une jeune fille nue et terrifiée, pendant que
la cousine de ma mère, Ruchele, écoutait, recroquevillée et tremblante de peur,
quelques heures seulement avant que sa courte vie prît fin. Elle se souvenait
que les habitants de Bolechow avaient l'habitude de se promener partout,
jusqu'à Morszyn, dans les forêts où ils ramassaient des... Erdbeeren ?
Des fraises, ai-je dit.
Des fraises, a-t-elle dit en prononçant lentement le mot, und
Blaubeeren...
Des myrtilles, ai-je dit.
Des myrtilles, a dit Malcia. Des fraises, des
myrtilles ! Elle a éclaté d'un rire joyeux, et brusquement elle est
redevenue triste. Oh, c'était bien, c'était bien. C'était la vie. C'était
comme ça et cela ne le sera plus jamais.
Seize ans demain, jamais, jamais fêtés
Jusqu'au temps des cerises pendant aux pommiers.
C'est à ce moment-là que Shumek Reinharz a dit qu'il voulait
nous montrer quelque chose que Matt aimerait peut-être photographier. Il s'est
levé lentement de la table de la salle à manger pour aller chercher quelque
chose dans sa chambre. Malcia est allée dans la cuisine et elle en est revenue
avec un énorme Strudel aux pommes qu'elle avait fait elle-même. Matt bricolait
avec son appareil photo et j'ai profité de la pause dans la conversation pour
annoncer à Malcia que Matt venait d'être classé parmi les dix meilleurs
photographes de mariage du pays. Elle a émis des petits bruits de ravissement,
alors que Shumek revenait dans la pièce et me tendait une liasse de papiers
jaunis. Je les ai pris soigneusement, délicatement : je sais combien le vieux
papier peut être fragile. Une carte, de la taille d'un passeport à peu près,
était tamponnée d'un svastika, sur laquelle on lisait en lettres capitales, passierschein. C'était, je l'ai
immédiatement reconnu, le sauf-conduit qui lui avait permis, en tant que
« travailleur utile », de circuler dans les rues de Bolechow sans se
faire tuer. A l'intérieur, il y avait un grand W et je me suis souvenu
de ce que Jack et Bob m'avaient raconté à Sydney sur la façon dont la
main-d'œuvre était divisée en R et en W. Et je me suis souvenu
aussi de la façon dont Bob et Meg s'étaient disputés sur la signification à
donner à la lettre W. J'ai tourné ce papier dans mes mains et Shumek m'a
regardé et a dit, Wehrmacht ! Wehrmacht !, tout en pointant le
doigt vers sa poitrine. C'était à la fois bizarre et exaltant d'avoir en main
un objet concret, lié à ce qui n'avait été jusqu'à présent qu'une histoire. Je
me suis souvenu de cette journée en Ukraine, deux ans plus tôt, lorsque Matt avait
aperçu la pierre tombale sur laquelle était écrit le nom de jäger et qui s'était révélée être celle
de Sima Jäger, la parente de mon grand-père, dont
j'avais entendu parler grâce à mes recherches sur Internet depuis des années,
mais qui ne m'avait pas paru réelle jusqu'à ce moment précis.
J'ai tendu le Passierschein à Matt, qui l'a placé sur
la table et l'a photographié plusieurs fois. Mais c'est le document suivant que
m'a passé Shumek qui m'a fait retomber dans la tristesse qui semblait coller à
ce séjour en Israël. Chaque année, a expliqué Shumek par l'intermédiaire de
Malcia, afin de continuer à recevoir des dédommagements du gouvernement
allemand, il devait présenter ce document. J'ai parcouru du regard les lettres
allemandes sur cette feuille de papier. Elle stipulait que Solomon Reinharz
avait subi certaines privations et spoliations pendant l'Occupation allemande
de Bolechow, qui avaient provoqué chez lui un état permanent de Panik,
Angst, Spannung.
Je me suis tourné vers Matt et j'ai traduit.
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