Les disparus
Alena a quitté le salon
pour aller jeter un coup d'œil au dîner. Pendant notre longue visite, Alena a
souvent fumé, sans la moindre mauvaise conscience et sans la moindre excuse, de
façon si peu américaine donc. Une fois tout le monde installé, elle a allumé sa
première cigarette et nous avons commencé à parler.
Pendant quelques minutes, nous avons parlé de la progression
de la guerre en Irak, ce qui était un sujet sensible à ce moment-là si vous
étiez un Américain voyageant en Europe, où la guerre n'était pas populaire
– même si, bien sûr, le sujet n'était pas aussi sensible qu'il le deviendrait
huit semaines plus tard, après les révélations concernant les sévices sur des
prisonniers par des soldats américains, sujet dont j'aurais aimé pouvoir
discuter en fait avec Adam Kulberg et les autres. La raison pour laquelle
j'aurais aimé aborder ce sujet est la suivante : parmi les sévices qui étaient
censés avoir eu lieu, il y a une humiliation bizarre qui avait consisté à
forcer les prisonniers nus à s'empiler les uns sur les autres pour former une
pyramide vivante. Quand j'ai lu ça dans les journaux pour la première fois,
deux mois après mon retour de Copenhague, j'ai été fortement frappé par ce
détail, dans la mesure où je me souvenais du détail, l'un des premiers que nous
ayons appris à propos des tortures perpétrées par les nazis sur les Juifs de
Bolechow, dont Olga nous avait parlé en ce jour d'août 2001 : comment, pendant
la première Aktion, les Allemands et les Ukrainiens avaient obligé des
Juifs dénudés dans le Dom Katolicki à s'empiler les uns sur les autres pour
former une pyramide humaine avec le rabbin au sommet. Qu'est-ce que c'était, me
suis-je demandé quand j'ai appris ce qui s'était passé à Abou Ghraib, qu'est-ce
que c'était que cette pulsion de dégradation qui avait pris la forme spécifique
de construire des pyramides de chair humaine ? Mais, au bout d'un moment, il
m'est venu à l'esprit que ce type particulier d'humiliation était un symbole
parfait, et parfaitement perverti, de l'abandon des valeurs civilisées ;
puisque, après tout, le désir d'empiler une chose sur une autre, le désir de
construire – que ce soit en Egypte ou au Pérou -des pyramides, tout ça
peut être considéré comme l'expression la plus précoce du mystérieux instinct
de création chez l'homme, de faire quelque chose à partir de rien, d'être
civilisé. Moi qui avais passé tant de temps à lire sur les Égyptiens, je me
suis assis pour regarder un matin d'avril 2004 la photo floue de la pyramide
bancale de corps nus, qui ressemblait, pour autant que nous le savons, à celle
de certains Juifs dans le Dom Katolicki, le 28 octobre 1941, et je me suis dit,
Voilà, tout était là, contenu dans ce petit triangle : le meilleur des
instincts humains et le pire, les sommets de la civilisation et ses
profondeurs, la capacité de faire quelque chose à partir de rien et celle de
faire le rien à partir de quelque chose. Pyramides de pierre, pyramides de
chair.
Mais c'est arrivé plus tard. Pour le moment, dans
l'appartement d'Alena, nous tournions notre attention vers une autre guerre,
vers le passé.
Tout d'abord, nous avons découvert que nous étions cousins.
Depuis le jour de la conversation téléphonique en Israël qui
nous avait amenés ici, je n'ai eu de cesse de comprendre comment nos familles
avaient pu être liées : au retour de notre dernier voyage, j'avais fouillé de
fond en comble tous mes dossiers de généalogie et je n'arrivais pas à trouver
la moindre connexion entre les Jäger de Bolechow et les Friedler de Rozniatow,
la famille de la mère d'Adam. J'ai demandé si la famille de son père avait
résidé dans Bolechow depuis longtemps et, une fois ma question traduite par
Alena, Adam a levé la main à hauteur de l'épaule en faisant un mouvement en
arrière. Elle n'avait pas besoin de traduire : Oui, depuis longtemps. Il a dit
qu'il avait connu les Jäger depuis sa plus tendre enfance et s'est mis à
compter sur ses doigts, pouce, index, majeur, les noms des Jäger qu'il
connaissait : Shmiel. Itzhak. Quelqu'un du nom de Y'chiel, peut-être
un des cousins. Il connaissait la femme, Ester, a-t-il dit : elle était belle,
très jolie. Il a souri.
Je lui ai demandé de combien de leurs filles il se
souvenait.
Alena a parlé à son père quelques secondes et a dit. Il
savait qu'il y en avait quatre, mais il n'en a connu personnellement que deux
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