Les disparus
Alena, C'est un problème délicat, très délicat.
Mais, ai-je poursuivi, l'histoire que nous avons apprise au cours de ce voyage
est bien plus dramatique que tout ce dont nous avions pu rêver lorsque nous
nous sommes mis à chercher des informations. C'était une histoire qui allait se
raconter toute seule.
Je me suis dit que c'était un peu un mensonge, ce que je
venais de dire : nous étions à la fin de tous nos voyages et je n'avais
toujours pas une histoire définitive à raconter. Le final manquait toujours,
l'élément qui allait permettre de tout fixer, de rendre compte des versions
contradictoires : Ciszko l'avait cachée, un professeur de dessin l'avait
cachée, elle était enceinte, elle était enceinte de quelqu'un d'autre que
Ciszko. Je n'ai rien su, je n'ai rien vu. Mais au moment même où je me disais
ça, j'ai pensé, Pour le bénéfice de qui, exactement, suis-je en train de
chercher désespérément cette totalité ? Les morts n'ont pas besoin d'histoires
: c'est le fantasme des vivants qui, à la différence des morts, se sentent
coupables. Même s'ils avaient besoin d'histoires complètes, mes morts,
Shmiel, Ester et les filles, avaient certainement plus d'une histoire à présent
et s'étaient enrichis de bien plus de détails que quiconque aurait pu
l'imaginer, ne serait-ce qu'il y a deux ans ; sans doute cela comptait-il pour
quelque chose, à supposer, comme le pensent certains, que les morts ont besoin
d'être apaisés. Mais, bien entendu, je ne le crois pas : les morts reposent
dans leurs tombes, dans les cimetières ou les forêts ou les fossés au bord des
routes, et tout cela ne présente aucun intérêt pour eux, dans la mesure où ils
n'ont plus désormais d'intérêt pour rien. C'est bien nous, les vivants, qui
avons besoin des détails, des histoires, parce que ce dont les morts ne se
soucient plus, les simples fragments, une image qui ne sera jamais complète,
rendra fous les vivants. Littéralement fous. Mon grand-père a fait une dépression
nerveuse à la fleur de l'âge, peu de temps après ce jour de 1946 où ma mère,
rentrant de l'école, l'avait trouvé en pleurs, la tête appuyée contre ses bras
croisés sur la table de la cuisine de leur appartement du Bronx ; une lettre,
comme aucune de celles qu'il avait reçues de Bolechow pendant toutes ces années
passées à écrire et à répondre à Shmiel – une correspondance dont nous
n'avons, après tout, qu'une moitié et dont l'autre moitié aurait pu avoir été
constituée de lettres disant, Cher frère, Nous avons tout essayé, mais nous
ne pouvons pas trouver l'argent, nous n'abandonnerons pas cependant, ou
encore, Pourquoi ne demandes-tu pas aux frères d'Ester en premier ?, une
incomplétude qui m'a empêché de dormir pendant un certain nombre de nuits,
quand bien même je ne prétendrais jamais que cela m'a rendu fou. Mon grand-père
a fait une dépression nerveuse quand il n'était pas beaucoup plus âgé que moi
aujourd'hui, et je ne suis pas sûr que c'était à cause de difficultés
professionnelles, comme je l'ai entendu dire, tout comme je ne suis plus tout à
fait sûr que, lorsqu'il s'est suicidé, ce vendredi 13 à Miami, c'était
seulement parce que le cancer le dévorait.
Je pensais à tout ça, mais je me suis contenté de dire, Oui,
c'est une histoire héroïque ! Nous n'aurions jamais pu imaginer jusqu'où
elle nous conduirait ! (je voulais dire géographiquement et je
sous-entendais émotionnellement ; mais aussi moralement, pensais-je,
puisque nous n'avions pas envisagé que ces faits et ces histoires nous pousseraient,
contre notre gré, à juger les gens). Par exemple, ai-je dit à Alena, nous
essayons maintenant de trouver des parents de Ciszko Szymanski, même si, comme
elle le savait bien, Szymanski était un nom très courant en Pologne. En riant,
je leur ai dit comment, en feuilletant le programme d'un ballet auquel j'avais
assisté quelques mois plus tôt, j'avais remarqué qu'une des danseuses
s'appelait Szymanska et qu'elle était originaire de Wrocfaw, où s'était
installée après la guerre, nous le savions, la mère de Ciszko ; et comment je
m'étais précipité dans les coulisses pour accoster cette fine jeune fille
blonde, qui n'avait pas plus de vingt-cinq ans, et me lancer dans le récit
complet de l'histoire de Frydka et de Ciszko avant de m'apercevoir que je
venais de me ridiculiser.
Tout le monde a ri et Alena a dit, Ils étaient à Wroclaw ?
Nous lui avons demandé de
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