Les disparus
jour-là, j'étais
fatigué ; et il y avait quelque chose aussi dans l'urgence perceptible dans la
voix de ma mère lorsqu'elle s'était penchée et avait dit, Retournons, qui
m'avait fait peur, qui m'avait convaincu, pour une raison quelconque, que ma
grand-mère était déjà morte. Je désirais retourner et j'étais terrifié par ce
que j'allais voir, j'étais troublé, j'avais honte de l'être, et je ne voulais
pas que ma mère s'en aperçût, du trouble et de la honte.
Et nous avons pleuré, disait ma mère, et puis nous sommes
allés dans la salle de bains et je me suis lavé le visage et les mains, et j'ai
lavé ton visage et tes mains, parce qu'il faut toujours se laver les mains
quand on a été près des morts.
Je me suis souvenu : l'eau qui coulait. Je me suis souvenu
de mon grand-père, lorsque nous revenions du cimetière tout au long de ces
années, disant, Allez, les enfants, montez vous laver les mains, vous êtes
allés au cimetière. Montez fous léfer les mains.
Tu ne te souviens de rien ? répétait ma mère.
J'ai dit, Maintenant, oui.
Quelques semaines plus tard, quand j'ai fait le récit de
cette conversation à mon amie, celle qui avait parlé à une voyante, elle m'a
écouté un long moment et, à la fin, elle a dit, C'est tellement bizarre ce
blocage que tu as concernant le fait de retourner et de jeter un dernier
coup d'œil. Elle avait bien détaché les mots, fait sonner sa phrase comme
un axiome, comme la phrase ultime d'une fable.
J'ai dit, Pourquoi ? Ce n'est pas bizarre du tout, cette
histoire l'explique complètement !
J'étais assez satisfait de moi-même.
Donna, qui est poétesse, a ri et dit, Oh Daniel, c'est
tellement évident. C'est bizarre parce que tu es helléniste, tu
es l' historien de la famille. Tu as passé ta vie entière à te
retourner pour jeter un dernier coup d'œil.
Il y avait donc ça.
La seconde information produite par cet après-midi à
Bolekhiv a été, dix jours après notre retour à New York, un e-mail d'Alex qui
a, lui aussi, changé la façon dont je voyais les choses.
Avant que nous partions, j'avais eu une idée : peut-être,
avais-je dit à Alex, qu'il pourrait retourner à Bolekhiv après notre départ,
une semaine après environ – assez longtemps pour que les souvenirs de
Prokopiv puissent remonter, mais pas trop pour qu'ils ne s'effacent pas de
nouveau – et lui demander s'il pouvait se souvenir du nom du traître. Je
pensais – et comme je me sentais parfaitement à l'aise avec lui, je
l'avais dit à Alex – que si Prokopiv cachait quelque chose dans le souci
de protéger quelqu'un, il se sentirait peut-être plus libre de parler à Alex en
tête à tête, d'Ukrainien à Ukrainien, sans la grappe des parents juifs
suspendus à chacun de ses mots. Alex avait dit être assez convaincu du fait que
Prokopiv avait été honnête avec nous, mais il avait admis que les souvenirs du
vieil homme ayant été remués, le nom pourrait lui revenir au bout de quelques
jours.
Et donc, une semaine après notre vol de retour aux
Etats-Unis, il était retourné à Bolekhiv pour rencontrer Prokopiv et lui avait
parlé. Ils avaient parlé un long moment, m'écrivait-il dans un long e-mail, et
le vieil homme n'avait toujours pas été en mesure de retrouver le nom du
traître. Il avait passé en revue tous les noms des gens qui vivaient dans le
pâté de maisons – car il avait lui-même, comme un propos tenu par lui
ultérieurement allait le révéler, toujours vécu dans ce quartier, et pouvait se
souvenir des noms des familles qui y avaient habité avant l'arrivée des
Allemands, par exemple, la famille Kessler, un charpentier juif –, et
aucun d'eux n'avait semblé être le nom de la personne qui avait trahi, il y a
bien longtemps, Szedlakowa et que tout le monde à l'époque connaissait.
En un sens, j'étais soulagé : la traque du coupable était,
je le ressentais à ce moment-là, presque une histoire différente. Nous étions
partis à la recherche de Shmiel et des autres, de ce qu'ils avaient été et de
la façon dont ils étaient morts, et nous avions trouvé plus de détails concrets
que nous n'aurions jamais pu en rêver. Ça suffisait comme ça. En fait, j'étais
moins intéressé à présent par l'identité du traître que par la personnalité de
cette Mme Szedlak. Car les sauveurs étaient, à leur manière, aussi
inexplicables et mystérieux pour moi que les traîtres. Pour une raison
quelconque, peut-être parce que je
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