Les disparus
large, elle peigne ce que j'ai fini par
considérer comme un portrait très précis du comportement des gens dans des
conditions extrêmes et inimaginables. C'est-à-dire la peinture d'une image
floue, d'une image de quelque chose qui, enfin de compte, reste totalement
impossible à connaître et complètement mystérieux : des gens choisissent de
faire le mal et d'autres de faire le bien, même lorsque, dans les deux cas, ils
savent que leur choix va entraîner de terribles sacrifices.
Il y a un
dernier récit de retour, de retour pour un dernier coup d'oeil, que je dois
raconter avant de mettre un point final à cette histoire.
Le lendemain du jour où nous avons découvert la cachette
était un samedi. Lane est arrivée à l'aéroport de L'viv cet après-midi-là, et
alors qu'Alex et moi la ramenions à l'hôtel, où Froma nous attendait, en
étudiant les cartes de la région pour préparer nos excursions sur les sites du
génocide, nous lui avons raconté, tout excités, notre grande découverte.
Lane a secoué sa tête délicate dans un de ces petits
mouvements saccadés qui me font toujours penser à l'expression drôle
d'oiseau quand je suis avec elle.
C'est sidérant, a-t-elle dit. Alors que la voiture
tournait autour de l'opéra, où soixante-dix ans plus tôt une jeune femme dont
le nom n'était pas encore Frances était allée voir Carmen, Lane a
fait un geste en direction de ses énormes sacs en toile très élaborés qui
contiennent ses appareils. Mais vous avez pris des photos ? De bonnes photos pour ton livre ? Lorsque je lui ai dit que tout ce que nous avions,
c'était le petit appareil photo numérique de Froma, elle a fait une grimace,
mi-désapprobatrice, mi-incrédule. Elle a dit, Il faut qu'on y retourne. On
peut y retourner et je prendrai de bonnes photos pour toi.
Phoooh-tos, a-t-elle dit. Liii-iivre.
Et donc, le dimanche, nous y sommes retournés, et c'est au
cours de cette dernière visite – qui a été véritablement le dernier voyage
que je faisais au nom d'Oncle Shmiel – que j'ai fait notre dernière
découverte et que j'ai mis fin à notre recherche.
Une fois encore, nous avons descendu la colline qui domine
la petite ville endormie, qui somnolait, ce jour-là, sous des nuages de pluie
très menaçants. Une fois encore, nous avons traversé rapidement les rues de la
ville qui nous paraissait très familière à présent. Une fois encore, Alex s'est
garé devant une petite maison banale où, une fois encore, le chien noir et le
chien brun nous ont suivis du regard sans se lever de l'allée. Une fois encore,
il a frappé à la fenêtre et, une fois encore, la femme aux cheveux noirs est
sortie. Nous avons expliqué que nous espérions pouvoir entrer encore une fois,
parce que nous avions, cette fois-ci, de meilleurs appareils pour prendre les
photos dont nous avions besoin. J'ai remarqué qu'elle avait l'air un peu plus
animée qu'elle l'avait été deux jours plus tôt. Elle a hoché la tête plusieurs
fois, avec lassitude certes, mais avec un vague sourire aussi, et nous a fait
signe d'entrer. Une fois encore, nous avons déambulé dans les pièces
minuscules, ouvert la trappe. Une fois encore, les obturateurs ont claqué. La
seule différence, c'est que, cette fois-ci, je ne suis pas descendu dans la
cachette, dans le kestl. Ça suffisait comme ça.
Alors que nous sortions de la maison une fois encore, nous
avons remarqué que quelque chose avait changé, cette fois-ci : un jeune homme à
l'allure vigoureuse – pas le zombie exsangue et figé que j'avais vu dans
la chambre, le vendredi – se promenait dans le jardin ; c'était
apparemment le fils d'une des femmes. Alex et lui ont eu un échange animé, et
le jeune homme a fait un geste indiquant un point au-delà de la clôture. Alex a
dit, Il dit que cette maison est en fait divisée en deux parties.
Froma, Lane et moi avons scruté au-dessus de la clôture et
remarqué cette fois-ci, ce que nous n'avions pas fait deux jours plus tôt, que
la maison était à cheval sur deux terrains.
Alex a dit, Il dit que, là-bas, dans l'autre moitié, vit une
vieille femme russe, elle est arrivée juste après la guerre, peut-être qu'elle
peut nous donner d'autres informations.
J'ai jeté un regard dubitatif en direction de Froma et de
Lane. Ça ne vous embête pas ? ai-je demandé. Bien sûr que non, ont-elles
répondu. C'est pour ça que nous sommes ici !
Nous sommes revenus vers la rue, devant la maison, et
Weitere Kostenlose Bücher