Les disparus
tant d'années loin du Bronx. Phoooh-tos. J'ai de
nombreuses photos de la mère de Marilyn – l'une dans une somptueuse robe
de mariée en dentelle que ses riches cousins, sa belle-famille à présent,
avaient achetée pour parer l'épouse captée ; l'autre a été prise juste avant sa
mort, à l'âge de trente-cinq ans. Dans la dernière, me dit ma mère, Jeanette
était muette, incapable de parler à cause de la première des attaques qui
allaient finalement la tuer – et je suis obligé d'être d'accord, car la beauté
légendaire dont j'ai si souvent entendu parler n'a rien d'évident dans ces
photos de ce qui semble être simplement une dame juive du début du siècle
dernier plaisante à regarder. Je me demande à présent si la raison pour
laquelle je me suis senti bizarrement soulagé d'entendre sa fille me dire,
presque cinquante ans après sa mort, qu'elle était réellement une beauté, ne
tenait pas au fait de ne pas vouloir encore admettre, à ce moment-là, l'idée
que tant d'histoires de ma famille étaient peut-être des embellissements ou
même des inventions).
En tout cas, Marilyn répondait maintenant à ma question
concernant ce qui avait été fait ou non pour Shmiel par ses parents, qui
étaient après tout les destinataires de deux de ces lettres au moins ; mais
alors qu'elle était incapable de se souvenir de les avoir jamais entendu
discuter des requêtes de Shmiel avant la guerre, Marilyn avait des souvenirs
précis du jour où, des mois après la fin de la guerre, ils avaient appris la
nouvelle que lui, sa femme et leurs enfants avaient été tués avec tous les
autres.
Je me souviens du jour où la nouvelle est arrivée, m'a dit
cette séduisante dame du Sud, en me fixant de ses yeux bleus écarquillés, un
peu surpris. Il n'y a pas eu que des larmes – il y a eu des cris.
Qui sait ce qui a pu se passer entre ces frères et sœurs, il
y a soixante-dix ans ? Impossible de le dire. A un moment donné, pendant la
conférence des cousins à Chicago, j'ai pris les photocopies des traductions que
j'avais faites des lettres de Shmiel à ses divers Parents, et je les leur ai
fait lire.
Non, non, non, a dit ma mère, en repoussant sa lettre au
milieu de la table. Je ne veux pas les lire, c'est trop triste.
Puis, elle a émis ce son légèrement sifflant, gloussant et
triste, de la langue qu'elle a toujours fait quand elle est sur le point de
prononcer le mot yiddish nebuch, qui veut dire quelque chose comme Quelle
chose de terriblement pitoyable.
Lorsque Caïn s'offense du fait que Dieu a préféré
l'offrande de son jeune frère à la sienne, Dieu le réprimande : « Pourquoi
es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu es bien disposé, ne
relèveras-tu pas la tète, et si tu n'es pas bien disposé, le péché n'est-il pas
à la porte ? Qui te convoite. Et pourras-tu le dominer ? »
Rachi est très soucieux d'expliquer cette image frappante
et plutôt mystérieuse du péché, décrit comme un animal femelle, tapi à la
porte. Où est-elle tapie, cette bête ? nous demandons-nous. A la porte de quoi,
exactement? «A l'entrée de ta tombe », répond Rachi, c'est là «que ton
péché est conservé ». Mais, pour lui, plus importante encore que la
signification de ce passage est celle de l'antécédent du « qui te
convoite ». Le texte hébreu est ici assez contrariant. « Péché »
en hébreu se dit hatâ't, nom féminin, et par conséquent nous devrions avoir
littéralement un pronom au féminin, t'shukâtâh – qui correspondrait à
« elle te convoite ». Et pourtant l'hébreu emploie ici un masculin
plutôt qu'un féminin : t'shukâtu, « il te convoite ». C'est-à-dire
que lorsqu'on lit cette phrase, il semble qu'elle dise « il te
convoite », auquel cas le « il » se référerait probablement à
Abel. Par conséquent, le sens de la phrase semblerait être quelque chose comme
« son désir de toi » — c'est-à-dire de se réconcilier avec toi, de
maintenir de bonnes relations avec toi, son frère — « mais tu le
domineras » — en d'autres termes, tu rejetteras cet élan de bonne volonté
fraternelle, ou peut-être plus précisément, tu réprimeras toute réaction de
bonne volonté qui monte involontairement en toi.
Toutefois, Rachi s'empresse, pour une raison quelconque,
d'exclure cette lecture. Et il affirme donc que l'antécédent du « qui te
convoite » ne se trouve pas dans le texte — c'est une phrase qui est,
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