Les Essais, Livre II
elles auroyent recordation de leur estre premier ;
attendu les naturelles facultez, qui luy sont propres, de
discourir, raisonner et se souvenir.
si in corpus nascentibus
insinuatur,
Cur superante actam ætatem meminisse nequimus,
Nec vestigia gestarum rerum ulla tenemus ?
Car pour faire valoir la condition de nos ames, comme nous
voulons, il les faut presupposer toutes sçavantes, lors qu'elles
sont en leur simplicité et pureté naturelle. Par ainsin elles
eussent esté telles, estans exemptes de la prison corporelle, aussi
bien avant que d'y entrer, comme nous esperons qu'elles seront
apres qu'elles en seront sorties. Et de ce sçavoir, il faudroit
qu'elles se ressouvinssent encore estans au corps, comme disoit
Platon, que ce que nous apprenions, n'estoit qu'un ressouvenir de
ce que nous avions sçeu : chose que chacun par experience peut
maintenir estre fauce. En premier lieu d'autant qu'il ne nous
ressouvient justement que de ce qu'on nous apprend : et que si
la memoire faisoit purement son office, aumoins nous suggereroit
elle quelque traict outre l'apprentissage. Secondement ce qu'elle
sçavoit estant en sa pureté, c'estoit une vraye science,
cognoissant les choses comme elles sont, par sa divine
intelligence : là où icy on luy fait recevoir la mensonge et
le vice, si on l'en instruit ; en quoy elle ne peut employer
sa reminiscence, cette image et conception n'ayant jamais logé en
elle. De dire que la prison corporelle estouffe de maniere ses
facultez naifves, qu'elles y sont toutes esteintes : cela est
premierement contraire à cette autre creance, de recognoistre ses
forces si grandes, et les operations que les hommes en sentent en
cette vie, si admirables, que d'en avoir conclu cette divinité et
eternité passée, et l'immortalité à venir ;
Nam si tantopere est animi mutata
potestas,
Omnis ut actarum exciderit retinentia rerum,
Non ut opinor ea ab letho jam longior errat.
En outre, c'est icy chez nous, et non ailleurs, que doivent
estre considerées les forces et les effects de l'ame : tout le
reste de ses perfections, luy est vain et inutile : c'est de
l'estat present, que doit estre payée et recognue toute son
immortalité, et de la vie de l'homme, qu'elle est comtable
seulement : Ce seroit injustice de luy avoir retranché ses
moyens et ses puissances, de l'avoir desarmée, pour du temps de sa
captivité et de sa prison, de sa foiblesse et maladie, du temps où
elle auroit esté forcée et contrainte, tirer le jugement et une
condemnation de durée infinie et perpetuelle : et de
s'arrester à la consideration d'un temps si court, qui est à
l'adventure d'une ou de deux heures, ou au pis aller, d'un siecle
(qui n'ont non plus de proportion à l'infinité qu'un instant) pour
de ce moment d'intervalle, ordonner et establir definitivement de
tout son estre. Ce seroit une disproportion inique, de tirer une
recompense eternelle en consequence d'une si courte vie.
Platon, pour se sauver de cet inconvenient, veut que les
payements futurs se limitent à la durée de cent ans, relativement à
l'humaine durée : et des nostres assez leur ont donné bornes
temporelles.
Par ainsin ils jugeoyent, que sa generation suyvoit la commune
condition des choses humaines : Comme aussi sa vie, par
l'opinion d'Epicurus et de Democritus, qui a esté la plus receuë,
suyvant ces belles apparences. Qu'on la voyoit naistre ; à
mesme que le corps en estoit capable ; on voyoit eslever ses
forces comme les corporelles ; on y recognoissoit la foiblesse
de son enfance, et avec le temps sa vigueur et sa maturité :
et puis sa declination et sa vieillesse, et en fin sa
decrepitude :
gigni pariter cum corpore, et
unà
Crescere sentimus, paritérque senescere mentem.
Ils l'appercevoient capable de diverses passions et agitée de
plusieurs mouvemens penibles, d'où elle tomboit en lassitude et en
douleur, capable d'alteration et de changement, d'allegresse,
d'assopissement, et de langueur, subjecte à ses maladies et aux
offences, comme l'estomach ou le pied :
mentem sanari, corpus ut
ægrum
Cernimus, et flecti medicina posse videmus :
esblouye et troublée par la force du vin : desmue de son
assiette, par les vapeurs d'une fievre chaude : endormie par
l'application d'aucuns medicamens, et reveillée par d'autres.
corpoream naturam animi esse
necesse est,
Corporeis quoniam telis ictúque laborat.
On luy voyoit estonner et renverser toutes ses facultez par la
seule morsure d'un chien malade, et n'y
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