Les Essais, Livre II
Thales : et
autres à d'autres) c'est la partie de l'humaine science traictée
avec plus de reservation et de doute. Les dogmatistes les plus
fermes, sont contraints en cet endroit principalement, de se
rejetter à l'abry des ombrages de l'Academie. Nul ne sçait ce
qu'Aristote a estably de ce subject, non plus que touts les anciens
en general, qui le manient d'une vacillante creance :
rem
gratissimam promittentium magis quàm probantium
. Il s'est
caché soubs le nuage des paroles et sens difficiles, et non
intelligibles, et a laissé à ses sectateurs, autant à debattre sur
son jugement que sur la matiere. Deux choses leur rendoient ceste
opinion plausible : l'une, que sans l'immortalité des ames, il
n'y auroit plus dequoy asseoir les vaines esperances de la gloire,
qui est une consideration de merveilleux credit au monde :
l'autre, que c'est une tres-utile impression, comme dit Platon, que
les vices, quand ils se desroberont de la veuë et cognoissance de
l'humaine justice, demeurent tousjours en butte à la divine, quiles
poursuyvra, voire apres la mort des coulpables.
Un soing extreme tient l'homme d'alonger son estre ; il y a
pourveu par toutes ses pieces. Et pour la conservation du corps,
sont les sepultures : pour la conservation du nom, la
gloire.
Il a employé toute son opinion à se rebastir (impatient de sa
fortune) et à s'estançonner par ses inventions. L'ame par son
trouble et sa foiblesse, ne pouvant tenir sur son pied, va questant
de toutes parts des consolations, esperances et fondements, et des
circonstances estrangeres, où elle s'attache et se plante. Et pour
legers et fantastiques que son invention les luy forge, s'y repose
plus seurement qu'en soy, et plus volontiers.
Mais les plus aheurtez à ceste si juste et claire persuasion de
l'immortalité de nos esprits ; c'est merveille comme ils se
sont trouvez courts et impuissans à l'establir par leurs humaines
forces.
Somnia sunt non docentis, sed optantis
:
disoit un ancien. L'homme peut recognoistre par ce tesmoignage,
qu'il doit à la fortune et au rencontre, la verité qu'il d'escouvre
luy seul ; puis que lors mesme, qu'elle luy est tombée en
main, il n'a pas dequoy la saisir et la maintenir, et que sa raison
n'a pas la force de s'en prevaloir. Toutes choses produites par
nostre propre discours et suffisance, autant vrayes que fauces,
sont subjectes à incertitude et debat. C'est pour le chastiment de
nostre fierté, et instruction de nostre misere et incapacité, que
Dieu produisit le trouble, et la confusion de l'ancienne tour de
Babel. Tout ce que nous entreprenons sans son assistance, tout ce
que nous voyons sans la lampe de sa grace, ce n'est que vanité et
folie : L'essence mesme de la verité, qui est uniforme et
constante, quand la fortune nous en donne la possession, nous la
corrompons et abastardissons par nostre foiblesse. Quelque train
que l'homme prenne de soy, Dieu permet qu'il arrive tousjours à
ceste mesme confusion, de laquelle il nous represente si vivement
l'image par le juste chastiement, dequoy il batit l'outrecuidance
de Nemroth, et aneantit les vaines entreprinses du bastiment de sa
Pyramide.
Perdam sapientiam sapientium, et prudentiam
prudentium reprobabo
. La diversité d'idiomes et de langues,
dequoy il troubla cest ouvrage, qu'est-ce autre chose, que ceste
infinie et perpetuelle altercation et discordance d'opinions et de
raisons, qui accompaigne et embrouille le vain bastiment de
l'humaine science ? Et l'embrouille utilement. Qui nous
tiendroit, si nous avions un grain de connoissance ? Ce Sainct
m'a faict grand plaisir :
Ipsa utilitatis occultatio, aut
humilitatis exercitatio est, aut elationis attritio
. Jusques à
quel poinct de presomption et d'insolence, ne portons nous nostre
aveuglement et nostre bestise ?
Mais pour reprendre mon propos : c'estoit vrayement bien
raison, que nous fussions tenus à Dieu seul, et au benefice de sa
grace, de la verité d'une si noble creance, puis que de sa seule
liberalité, nous recevons le fruict de l'immortalité, lequel
consiste en la jouyssance de la beatitude eternelle.
Confessons ingenuement, que Dieu seul nous l'a dict, et la
foy : Car leçon n'est-ce pas de nature et de nostre raison. Et
qui retentera son estre et ses forces, et dedans et dehors, sans ce
privilege divin : qui verra l'homme, sans le flatter, il n'y
verra ny efficace, ni faculté, qui sente autre chose que la mort et
la terre. Plus nous donnons, et devons, et rendons à Dieu,
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