Les Essais, Livre II
avoir nulle si grande
fermeté de discours, nulle suffisance, nulle vertu, nulle
resolution philosophique, nulle contention de ses forces, qui la
peust exempter de la subjection de ces accidens : La salive
d'un chetif mastin versée sur la main de Socrates, secouër toute sa
sagesse et toutes ses grandes et si reglées imaginations, les
aneantir de maniere qu'il ne restast aucune trace de sa
cognoissance premiere :
vis animaï
Conturbatur, et divisa seorsum
Disjectatur eodem illo distracta veneno.
Et ce venin ne trouver non plus de resistance en cette ame,
qu'en celle d'un enfant de quatre ans : venin capable de faire
devenir toute la philosophie, si elle estoit incarnée, furieuse et
insensée : si que Caton, qui tordoit le col à la mort mesme et
à la fortune, ne peust souffrir la veuë d'un miroir, ou de l'eau,
accablé d'espouvantement et d'effroy, quand il seroit tombé par la
contagion d'un chien enragé, en la maladie que les medecins nomment
Hydroforbie.
vis morbi distracta per
artus
Turbat agens animam, spumantes æquore salso
Ventorum ut validis fervescunt viribus undæ.
Or quant à ce poinct, la philosophie a bien armé l'homme pour la
souffrance de tous autres accidens, ou de patience, ou si elle
couste trop à trouver, d'une deffaitte inffallible, en se desrobant
tout à faict du sentiment : mais ce sont moyens, qui servent à
une ame estant à soy, et en ses forces, capable de discours et de
deliberation : non pas à cet inconvenient, où chez un
philosophe, une ame devient l'ame d'un fol, troublée, renversée, et
perdue. Ce que plusieurs occasions produisent, comme une agitation
trop vehemente, que, par quelque forte passion, l'ame peut
engendrer en soy-mesme : ou une blessure en certain endroit de
la personne : ou une exhalation de l'estomach, nous jectant à
un esblouyssement et tournoyement de teste :
morbis in corporis avius
errat
Sæpe animus, dementit enim, deliráque fatur,
Interdúmque gravi Lethargo fertur in altum
Æternumque soporem, oculis nutúque cadenti.
Les philosophes n'ont, ce me semble, guere touché ceste corde,
non plus qu'une autre de pareille importance. Ils ont ce dilemme
tousjours en la bouche, pour consoler nostre mortelle
condition : Ou l'ame est mortelle, ou immortelle : Si
mortelle, elle sera sans peine : Si immortelle, elle ira en
amendant. Ils ne touchent jamais l'autre branche : Quoy, si
elle va en empirant ? Et laissent aux poëtes les menaces des
peines futures : Mais par là ils se donnent un beau jeu. Ce
sont deux omissions qui s'offrent à moy souvent en leurs discours.
Je reviens à la premiere : Ceste ame pert l'usage du souverain
bien Stoïque, si constant et si ferme. Il faut que nostre belle
sagesse se rende en cet endroit, et quitte les armes. Au demeurant,
ils consideroient aussi par la vanité de l'humaine raison, que le
meslange et societé de deux pieces si diverses, comme est le mortel
et l'immortel, est inimaginable :
Quippe etenim mortale æterno
jungere, et una
Consentire putare, et fungi mutua posse,
Desipere est. Quid enim diversius esse putandum est,
Aut magis inter se disjunctum discrepitánsque,
Quam mortale quod est, immortali atque perenni
Junctum in concilio sævas tolerare procellas ?
Davantage ils sentoyent l'ame s'engager en la mort, comme le
corps.
simul ævo fessa
fatiscit.
Ce que, selon Zeno, l'image du sommeil nous montre assez. Car il
estime que c'est une defaillance et cheute de l'ame aussi bien que
du corps.
Contrahi animum, Et quasi labi putat atque
decidere
. Et ce qu'on apercevoit en aucuns, sa force, et sa
vigueur se maintenir en la fin de la vie, ils le rapportoyent à la
diversité des maladies, comme on void les hommes en ceste
extremité, maintenir, qui un sens, qui un autre, qui l'ouïr, qui le
fleurer, sans alteration : et ne se voit point
d'affoiblissement si universel, qu'il n'y reste quelques parties
entieres et vigoureuses :
Non alio pacto quam si pes cum
dolet ægri,
In nullo caput interea sit fortè dolore.
La veuë de nostre jugement se rapporte à la verité, comme fait
l'oeil du chat-huant, à la splendeur du Soleil, ainsi que dit
Aristote : Par où le sçaurions nous mieux convaincre que par
si grossiers aveuglemens en une si apparente lumiere ?
Car l'opinion contraire, de l'immortalité de l'ame, laquelle
Cicero dit avoir esté premierement introduitte ; aumoins du
tesmoignage des livres, par Pherecydes Syrius du temps du Roy
Tullus (d'autres en attribuent l'invention à
Weitere Kostenlose Bücher