Les Essais, Livre II
mauvais exemple de
l'empescher, que de le tuer, d'autant que
Invitum qui servat, idem facit
occidenti
.
Apres il advertit Marcellinus, qu'il ne seroit pas messeant,
comme le dessert des tables se donne aux assistans, nos repas
faicts, aussi la vie finie, de distribuer quelque chose à ceux qui
en ont esté les ministres.
Or estoit Marcellinus de courage franc et liberal : il fit
departir quelque somme à ses serviteurs, et les consola. Au reste,
il n'y eut besoing de fer, ny de sang : il entreprit de s'en
aller de ceste vie, non de s'en fuyr : non d'eschapper à la
mort, mais de l'essayer. Et pour se donner loisir de la marchander,
ayant quitté toute nourriture, le troisiesme jour suyvant, apres
s'estre faict arroser d'eau tiede, il defaillit peu à peu, et non
sans quelque volupté, à ce qu'il disoit. De vray, ceux qui ont eu
ces deffaillances de coeur, qui prennent par foiblesse, disent n'y
sentir aucune douleur, ains plustost quelque plaisir comme d'un
passage au sommeil et au repos.
Voyla des morts estudiées et digerées.
Mais à fin que le seul Caton peust fournir à tout exemple de
vertu, il semble que son bon destin luy fit avoir mal en la main,
dequoy il se donna le coup : à ce qu'il eust loisir
d'affronter la mort et de la colleter, renforceant le courage au
danger, au lieu de l'amollir. Et si ç'eust esté à moy, de le
representer en sa plus superbe assiete, ç'eust esté deschirant tout
ensanglanté ses entrailles, plustost que l'espée au poing, comme
firent les statuaires de son temps. Car ce second meurtre, fut bien
plus furieux, que le premier.
Chapitre 14 Comme nostre esprit s'empesche soy-mesmes
C'EST une plaisante imagination, de concevoir un esprit balancé
justement entre-deux pareilles envyes. Car il est indubitable,
qu'il ne prendra jamais party : d'autant que l'application et le
choix porte inequalité de prix : et qui nous logeroit entre la
bouteille et le jambon, avec egal appetit de boire et de manger, il
n'y auroit sans doute remede, que de mourir de soif et de faim.
Pour pourvoir à cet inconvenient, les Stoïciens, quand on leur
demande d'où vient en nostre ame l'election de deux choses
indifferentes (et qui fait que d'un grand nombre d'escus nous en
prenions plustost l'un que l'autre, n'y ayant aucune raison qui
nous incline à la preference) respondent, que ce mouvement de l'ame
est extraordinaire et desreglé, venant en nous d'une impulsion
estrangere, accidentale, et fortuite. Il se pourroit dire, ce me
semble, plustost, que aucune chose ne se presente à nous, où il n'y
ait quelque difference, pour legere qu'elle soit : et que ou à la
veuë, ou à l'attouchement, il y a tousjours quelque choix, qui nous
tente et attire, quoy que ce soit imperceptiblement. Pareillement
qui presupposera une fisselle egallement forte par tout, il est
impossible de toute impossibilité qu'elle rompe, car par où voulez
vous que la faucée commence ? et de rompre par tout ensemble,
il n'est pas en nature. Qui joindroit encore à cecy les
propositions Geometriques, qui concluent par la certitude de leurs
demonstrations, le contenu plus grand que le contenant, le centre
aussi grand que sa circonference : et qui trouvent deux lignes
s'approchans sans cesse l'une de l'autre, et ne se pouvans jamais
joindre : et la pierre philosophale, et quadrature du cercle, où la
raison et l'effect sont si opposites : en tireroit à l'adventure
quelque argument pour secourir ce mot hardy de Pline,
solum
certum nihil esse certi, et homine nihil miserius aut
superbius
.
Chapitre 15 Que nostre desir s'accroist par la malaisance
IL n'y a raison qui n'en aye une contraire, dit le plus sage
party des philosophes. Je remaschois tantost ce beau mot, qu'un
ancien allegue pour le mespris de la vie : Nul bien nous peut
apporter plaisir, si ce n'est celuy, à la perte duquel nous sommes
preparez :
In æquo est dolor amissæ rei, Et timor
amittendæ
. Voulant gaigner par là, que la fruition de la vie
ne nous peut estre vrayement plaisante, si nous sommes en crainte
de la perdre. Il se pourroit toutesfois dire au rebours, que nous
serrons et embrassons ce bien, d'autant plus estroit, et avecques
plus d'affection, que nous le voyons nous estre moins seur, et
craignons qu'il nous soit osté. Car il se sent evidemment, comme le
feu se picque à l'assistance du froid, que nostre volonté s'aiguise
aussi par le contraste :
Si numquam Danaen habuisset
ahenea turris,
Non esset Danae de Jove facta parens
.
et qu'il
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