Les Essais, Livre II
d'un autre : et
d'oublier ou j'avoy caché ma bourse, quoy qu'en die Cicero. Je
m'ayde à perdre, ce que je serre particulierement.
Memoria
certe non modo philosophiam, sed omnis vitæ usum, omnesque artes,
una maxime continet
. C'est le receptacle et l'estuy de la
science, que la memoire : l'ayant si deffaillante je n'ay pas
fort à me plaindre, si je ne sçay guere. Je sçay en general le nom
des arts, et ce dequoy ils traictent, mais rien au delà. Je
feuillete les livres, je ne les estudie pas : Ce qui m'en
demeure, c'est chose que je ne reconnoy plus estre d'autruy :
C'est cela seulement, dequoy mon jugement a faict son profit :
les discours et les imaginations, dequoy il s'est imbu. L'autheur,
le lieu, les mots, et autres circonstances, je les oublie
incontinent : Et suis si excellent en l'oubliance, que mes
escripts mesmes et compositions, je ne les oublie pas moins que le
reste. On m'allegue tous les coups à moy-mesme, sans que je le
sente : Qui voudroit sçavoir d'où sont les vers et exemples,
que j'ay icy entassez, me mettroit en peine de le luy dire :
et si ne les ay mendiez qu'és portes cognuës et fameuses : ne
me contentant pas qu'ils fussent riches, s'ils ne venoient encore
de main riche et honorable : l'authorité y concurre quant et
la raison. Ce n'est pas grande merveille si mon livre suit la
fortune des autres livres : et si ma memoire desempare ce que
j'escry, comme ce que je ly : et ce que je donne, comme ce que
je reçoy.
Outre le deffaut de la memoire, j'en ay d'autres, qui aydent
beaucoup à mon ignorance : J'ay l'esprit tardif, et mousse, le
moindre nuage luy arreste sa poincte : en façon que (pour
exemple) je ne luy proposay jamais enigme si aisé, qu'il sçeust
desvelopper. Il n'est si vaine subtilité qui ne m'empesche :
Aux jeux, où l'esprit a sa part, des échets, des cartes, des dames,
et autres, je n'y comprens que les plus grossiers traicts.
L'apprehension, je l'ay lente et embrouïllée : mais ce qu'elle
tient une fois, elle le tient bien, et l'embrasse bien
universellement, estroitement et profondement, pour le temps
qu'elle le tient. J'ay la veuë longue, saine et entiere, mais qui
se lasse aiséement au travail, et se charge : A ceste occasion
je ne puis avoir long commerce avec les livres, que par le moyen du
service d'autruy. Le jeune Pline instruira ceux qui ne l'ont
essayé, combien ce retardement est important à ceux qui s'adonnent
à ceste occupation.
Il n'est point ame si chetifve et brutale, en laquelle on ne
voye reluire quelque faculté particuliere : il n'y en a point
de si ensevelie, qui ne face une saillie par quelque bout. Et
comment il advienne qu'une ame aveugle et endormie à toutes autres
choses, se trouve vifve, claire, et excellente, à certain
particulier effect, il s'en faut enquerir aux maistres : Mais
les belles ames, ce sont les ames universelles, ouvertes, et
prestes à tout : si non instruites, au moins instruisables. Ce
que je dy pour accuser la mienne : Car soit par foiblesse ou
nonchalance (et de mettre à nonchaloir ce qui est à nos pieds, ce
que nous avons entremains, ce qui regarde de plus pres l'usage de
la vie, c'est chose bien eslongnée de mon dogme) il n'en est point
une si inepte et si ignorante que la mienne, de plusieurs telles
choses vulgaires, et qui ne se peuvent sans honte ignorer. Il faut
que j'en conte quelques exemples : Je suis né et nourry aux
champs, et parmy le labourage : j'ay des affaires, et du
mesnage en main, depuis que ceux qui me devançoient en la
possession des biens que je jouys, m'ont quitté leur place. Or je
ne sçay conter ny à get, ny à plume : la pluspart de nos
monnoyes je ne les connoy pas : ny ne sçay la difference de
l'un grain à l'autre, ny en la terre, ny au grenier, si elle n'est
par trop apparente : ny à peine celle d'entre les choux et les
laictues de mon jardin. Je n'entens pas seulement les noms des
premiers outils du mesnage, ny les plus grossiers principes de
l'agriculture, et que les enfans sçavent : Moins aux arts
mechaniques, en la trafique, et en la cognoissance des
marchandises, diversité et nature des fruicts, de vins, de
viandes : ny à dresser un oiseau, ny à medeciner un cheval, ou
un chien. Et puis qu'il me faut faire la honte toute entiere, il
n'y a pas un mois qu'on me surprint ignorant dequoy le levain
servoit à faire du pain ; et que c'estoit que faire cuver du
vin. On conjectura anciennement à Athenes une aptitude à la
mathematique, en
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