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Les Essais, Livre II

Les Essais, Livre II

Titel: Les Essais, Livre II Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel de Montaigne
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soit à
parcelles : car de respondre à un propos, où il y eust
plusieurs divers chefs, il n'est pas en ma puissance. Je ne
sçaurois recevoir une charge sans tablettes : Et quand j'ay un
propos de consequence à tenir, s'il est de longue haleine, je suis
reduit à ceste vile et miserable necessité, d'apprendre par coeur
mot à mot ce que j'ay à dire : autrement je n'auroy ny façon,
ny asseurance, estant en crainte que ma memoire vinst à me faire un
mauvais tour. Mais ce moyen m'est non moins difficile. Pour
apprendre trois vers, il m'y faut trois heures. Et puis en un
propre ouvrage la liberté et authorité de remuer l'ordre, de
changer un mot, variant sans cesse la matiere, la rend plus
malaisée à arrester en la memoire de son autheur. Or plus je m'en
defie, plus elle se trouble : elle me sert mieux par
rencontre, il faut que je la solicite nonchalamment : car si
je la presse, elle s'estonne : et depuis qu'ell'a commencé à
chanceler, plus je la sonde, plus elle s'empestre et
embarrasse : elle me sert à son heure, non pas à la
mienne.
    Cecy que je sens en la memoire, je le sens en plusieurs autres
parties. Je fuis le commandement, l'obligation, et la contrainte.
Ce que je fais aysément et naturellement, si je m'ordonne de le
faire, par une expresse et prescrite ordonnance, je ne sçay plus le
faire. Au corps mesme, les membres qui ont quelque liberté et
jurisdiction plus particuliere sur eux, me refusent par fois leur
obeyssance, quand je les destine et attache à certain poinct et
heure de service necessaire. Ceste preordonnance contraincte et
tyrannique les rebute : ils se croupissent d'effroy ou de
despit, et se transissent. Autresfois estant en lieu, où c'est
discourtoisie barbaresque, de ne respondre à ceux qui vous convient
à boire : quoy qu'on m'y traitast avec toute liberté,
j'essaiay de faire le bon compaignon, en faveur des dames qui
estoyent de la partie, selon l'usage du pays. Mais il y eut du
plaisir : car ceste menasse et preparation, d'avoir à
m'efforcer outre ma coustume, et mon naturel, m'estoupa de maniere
le gosier, que je ne sçeuz avaller une seule goute : et fus
privé de boire, pour le besoing mesme de mon repas. Je me trouvay
saoul et desalteré, par tant de breuvage que mon imagination avoit
preoccupé. Cet effaict est plus apparent en ceux qui ont
l'imagination plus vehemente et puissante : mais il est
pourtant naturel : et n'est aucun qui ne s'en ressente
aucunement. On offroit à un excellent archer condamné à la mort, de
luy sauver la vie, s'il vouloit faire voir quelque notable preuve
de son art : il refusa de s'en essayer, craignant que la trop
grande contention de sa volonté, luy fist fourvoyer la main, et
qu'au lieu de sauver sa vie, il perdist encore la reputation qu'il
avoit acquise au tirer de l'arc. Un homme qui pense ailleurs, ne
faudra point, à un pousse pres, de refaire tousjours un mesme
nombre et mesure de pas, au lieu où il se promene : mais s'il
y est avec attention de les mesurer et compter, il trouvera que ce
qu'il faisoit par nature et par hazard, il ne le fera pas si
exactement par dessein.
    Ma librairie, qui est des belles entre les librairies de
village, est assise à un coin de ma maison : s'il me tombe en
fantasie chose que j'y vueille aller chercher ou escrire, de peur
qu'elle ne m'eschappe en traversant seulement ma cour, il faut que
je la donne en garde à quelqu'autre. Si je m'enhardis en parlant, à
me destourner tant soit peu, de mon fil, je ne faux jamais de le
perdre : qui fait que je me tiens en mes discours, contrainct,
sec, et resserré. Les gens, qui me servent, il faut que je les
appelle par le nom de leurs charges, ou de leur pays : car il
m'est tres-malaisé de retenir des noms. Je diray bien qu'il a trois
syllabes, que le son en est rude, qu'il commence ou termine par
telle lettre : Et si je durois à vivre long temps, je ne croy
pas que je n'oubliasse mon nom propre, comme ont faict d'autres.
Messala Corvinus fut deux ans n'ayant trace aucune de memoire. Ce
qu'on dit aussi de George Trapezonce. Et pour mon interest, je
rumine souvent, quelle vie c'estoit que la leur : et si sans
ceste piece, il me restera assez pour me soustenir avec quelque
aisance : Et y regardant de pres, je crains que ce defaut,
s'il est parfaict, perde toutes les functions de l'ame.
    Plenus rimarum sum, hac atque
illac perfluo
.
    Il m'est advenu plus d'une fois, d'oublier le mot que j'avois
trois heures au paravant donné ou receu

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