Les Essais, Livre II
à vos enfans, tient l'un des premiers rengs. Qui sçaura
l'aage auquel Monsieur d'Estissac vostre mari vous laissa veufve,
les grands et honorables partis, qui vous ont esté offerts, autant
qu'à Dame de France de vostre condition, la constance et fermeté
dequoy vous avez soustenu tant d'années et au travers de tant
d'espineuses difficultez, la charge et conduite de leurs affaires,
qui vous ont agitée par tous les coins de France, et vous tiennent
encores assiegée, l'heureux acheminement que vous y avez donné, par
vostre seule prudence ou bonne fortune : il dira aisément avec
moy, que nous n'avons point d'exemple d'affection maternelle en
nostre temps plus exprez que le vostre.
Je louë Dieu, Madame, qu'elle aye esté si bien employée :
car les bonnes esperances que donne de soy Monsieur d'Estissac
vostre fils, asseurent assez que quand il sera en aage, vous en
tirerez l'obeïssance et reconnoissance d'un tres-bon enfant. Mais
d'autant qu'à cause de sa puerilité, il n'a peu remerquer les
extremes offices qu'il a receu de vous en si grand nombre, je veux,
si ces escrits viennent un jour à luy tomber en main, lors que je
n'auray plus ny bouche ny parole qui le puisse dire, qu'il reçoive
de moy ce tesmoignage en toute verité : qui luy sera encore
plus vifvement tesmoigné par les bons effects, dequoy si Dieu
plaist il se ressentira, qu'il n'est gentil-homme en France, qui
doive plus à sa mere qu'il fait, et qu'il ne peut donner à
l'advenir plus certaine preuve de sa bonté, et de sa vertu, qu'en
vous reconnoissant pour telle.
S'il y a quelque loy vrayement naturelle, c'est à dire quelque
instinct, qui se voye universellement et perpetuellement empreinct
aux bestes et en nous (ce qui n'est pas sans controverse) je puis
dire à mon advis, qu'apres le soin que chasque animal a de sa
conservation, et de fuir ce qui nuit, l'affection que l'engendrant
porte à son engeance, tient le second lieu en ce rang. Et parce que
nature semble nous l'avoir recommandée, regardant à estendre et
faire aller avant, les pieces successives de ceste sienne
machine : ce n'est pas merveille, si à reculons des enfans aux
peres, elle n'est pas si grande.
Joint ceste autre consideration Aristotelique : que celuy
qui bien faict à quelcun, l'aime mieux, qu'il n'en est aimé :
Et celuy à qui il est deu, aime mieux, que celuy qui doibt :
et tout ouvrier aime mieux son ouvrage, qu'il n'en seroit aimé, si
l'ouvrage avoit du sentiment : d'autant que nous avons cher,
estre, et estre consiste en mouvement et action. Parquoy chascun
est aucunement en son ouvrage. Qui bien fait, exerce une action
belle et honneste : qui reçoit, l'exerce utile seulement. Or
l'utile est de beaucoup moins aimable que l'honneste. L'honneste
est stable et permanent, fournissant à celuy qui l'a faict, une
gratification constante. L'utile se perd et eschappe facilement, et
n'en est la memoire ny si fresche ny si douce. Les choses nous sont
plus cheres, qui nous ont plus cousté. Et donner, est de plus de
coust que le prendre.
Puis qu'il a pleu à Dieu nous doüer de quelque capacité de
discours, affin que comme les bestes nous ne fussions pas
servilement assubjectis aux lois communes, ains que nous nous y
appliquassions par jugement et liberté volontaire : nous
devons bien prester un peu à la simple authorité de nature :
mais non pas nous laisser tyranniquement emporter à elle : la
seule raison doit avoir la conduite de nos inclinations. J'ay de ma
part le goust estrangement mousse à ces propensions, qui sont
produites en nous sans l'ordonnance et entremise de nostre
jugement. Comme sur ce subject, duquel je parle, je ne puis
recevoir cette passion, dequoy on embrasse les enfans à peine
encore naiz, n'ayants ny mouvement en l'ame, ny forme
recognoissable au corps, par où ils se puissent rendre
aimables : et ne les ay pas souffert volontiers nourrir pres
de moy. Une vraye affection et bien reglée, devroit naistre, et
s'augmenter avec la cognoissance qu'ils nous donnent d'eux ;
et lors, s'ils le valent, la propension naturelle marchant quant et
quant la raison, les cherir d'une amitié vrayement
paternelle ; et en juger de mesme s'ils sont autres, nous
rendans tousjours à la raison, nonobstant la force naturelle. Il en
va fort souvent au rebours, et le plus communement nous nous
sentons plus esmeuz des trepignemens, jeux et niaiseries pueriles
de noz enfans, que nous ne faisons apres, de leurs actions toutes
formées : comme si
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